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ON CHANGERAI PLUTÔT LE CŒUR DE PLACE…

et rapide, franchissant haies et barrières, grillages et murs, le mot d’ordre courra le pays : Tenez ferme !… On sait ce qu’il en coûtera, quelles persécutions se préparent. On a lu sur le front des officiers appuyés sur leur sabre, alors que sonnait la Marseillaise, la froide résolution d’en finir avec ce peuple coupable du crime de fidélité… (Ce sera Saverne, la guerre…) Maison sait aussi que la faute porte en soi la punition, le mépris de la dignité humaine la défaite, le brutal orgueil l’écrasement. Il n’est que d’attendre… On attendra…

— Ne parlons pas, c’était trop beau, disait Jean Bohler.

Et François Weiss :

— Papa, après ça, on peut bien souffrir un peu…

Les parens ne répondaient rien. Reymond se taisait aussi, bouleversé par l’heure qu’il venait de vivre.

Ils s’étaient assis à l’écart de la foule. De minute en minute Weiss répétait :

— Je suis ivre… ivre de fierté, fier de mon Alsace !… Il valait vraiment la peine de souffrir pendant quarante ans pour cette heure-là… Oui, je suis fier de mon Alsace… Garçons, soyez heureux d’entrer dans la vie avec ce souvenir dans le cœur…

— Te souviens-tu, Weiss, continuait M. Bohler, de notre retour au pays, après la guerre ?… Nous nous étions battus de notre mieux. Pauvres mobiles du Haut-Rhin !… Mal armés, mal chaussés, un jour poussés ici, un autre là. Et soudain regarder cette chose en face : l’Alsace allemande. L’Alsace ! La plus française de toutes les provinces de France… Quel retour !… Là où régnait la joie, entendre ces crosses retomber sur les pavés de nos bourgs ! Et leurs rires, ces rires pesans, sinistres ! C’était à vous rendre enragé.. Et chaque jour, chaque jour, durant des mois, durant des années, ce cambriolage du passé… ce crochetage des cœurs… Fermer ses volets, se cadenasser, se verrouiller ! Mais de la rue montaient leurs chants de triomphe…

Alors ces deux cortèges, en sens inverse : du fond de la Lorraine à l’extrémité de l’Alsace, ceux qui allaient retrouver la France ; sur les voitures, le lit, l’armoire de noyer, la table où depuis toujours on a posé ses coudes ; deux cent mille êtres humains qui laissaient derrière eux tout ce qui avait été leur vie… Et cet autre cortège sur les ponts du Rhin, l’armée des