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ON CHANGERAI PLUTÔT LE CŒUR DE PLACE…

accepter, au moins en apparence, l’atroce mensonge, parce qu’on vous a volé votre pays !… Ému, Weiss s’assit sur le mur bas.

A-t-on le droit de proposer à son fils pareil sacrifice ? Vaut-il la peine de tant lutter ? Et pourquoi ? puisque ces morts dorment paisiblement sous la même terre. Quelle folie pousse donc les hommes à se crucifier les uns les autres avant d’entrer dans l’éternité du silence ?… Weiss sentit se dénouer en lui tout ce qui l’attachait à son peuple. Il ferma les yeux. Par un jour d’octobre semblable à celui-ci, il avait accompagné son fils Jacques jusqu’à Mulhouse ; ils allaient se séparer pour de longs mois : « Te sens-tu assez fort pour tout supporter ? » Jacques avait répondu très simplement : « Est-ce que tu doutes de moi ? » Plus tard, à Munich, devant le corps de son fils si maigre, aux traits si tendus, Weiss avait cru devenir fou. Un médecin expliquait : « Nous l’avons soigné de notre mieux. Quand il s’est porté malade, il était déjà trop tard. Un dépérissement lent… Une pleurésie… » Dans ses lettres Jacques n’avait pas dit les injures, les humiliations raffinées dont l’abreuvait un lieutenant joueur, furieux de se sentir jugé par ce garçon silencieux.

La figure des morts est un marbre éternel. Leurs paroles restent comme des mois d’ordre : « Est-ce que du doutes de moi ? »

Weiss tourna la tête. Des nuages traînaient au ciel. Ici ou là une fenêtre bleue, l’échelle oblique d’un rayon tendue jusqu’en un point invisible de la vallée.

Des pas. Timide, François s’approchait de son père.

— Je savais bien où te trouver, papa.

Ils se taisaient, debout l’un près de l’autre. François toussa pour s’éclaircir la voix.

— À quoi penses-tu, papa ? Va, ne le dis pas. Je le sais bien… J’ai réfléchi. Il faut que les Alsaciens restent en Alsace. Pour y rester, il faut le mériter, c’est-à-dire souffrir… N’aie pas peur. Ils ne m’entameront pas. Ils ne m’humilieront pas. Plus ils me traiteront de Wackes, et plus je serai fier. Tant d’autres ont résisté !… Et nous serons six pour lutter, puisque toi, maman et Suzanne et Charles et Jacques, surtout, vous serez autour de moi.

Ils rentrèrent en se donnant le bras. Et Weiss disait :