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la cime des peupliers, taquine les girouettes, descend sur les places, se faufile dans les cours. Et les hommes ont la franchise, la rudesse, l’âpre saveur de ce vent qui passe…

Et c’est ce fier pays, d’où s’échappa le cri de Rouget de l’Isle, ces villes tant de fois ravagées, détruites, tant de fois relevées, toujours prêtes à souffrir pour leurs libertés, que de lourds parvenus de la gloire entendent séduire par l’étalage de leur force !… On n’a qu’à regarder autour de soi pour connaître d’où l’on vient, qui l’on est. Le bâton peut retomber, la voix gronder, les yeux lancer des éclairs, les bottes marteler les pavés, on sait ce qui fait le prix de la vie. On a vu de près les hordes d’Arioviste, les Huns, les Alémans, les Écorcheurs, les bandes suédoises, les Kaiserlicks, tant d’autres ; avec eux, les fumées des incendies, la désolation, la mort… Qui donc a désespéré ?… On est encore là. Plus fort de tant de souvenirs. Plus attaché que jamais à son droit, à sa dignité. Rapp, Kléber, Kellermann, Lefèvre, sont des témoins. Partout, trop de pierres qui parlent pour qu’on oublie ; trop de ruines sur les collines ; trop de morts sous les champs de bataille ! On boit son vin et l’on chante :

On changerait plutôt le cœur de place
Que de changer la vieille Alsace !

Malgré la chaleur, Jean travaille du matin au soir.

— Imaginez que vous comparaissez devant le jury, dit un jour Reymond ; constituez un auditoire et jetez-vous résolument à l’eau !… Classez vos idées, énoncez-les avec netteté. Je vous écoute. Le romantisme…

Jean se recueille. Son sujet, il le possède, mais comment l’attaquer ?

— Monsieur, écrire, ça va, mais parler…

— De qui donc avez-vous peur ?

— Où est-ce que j’aurais appris à parler ? Papa se tait presque toujours.

— Je n’insiste pas pour aujourd’hui. Ce soir, avant de vous endormir, pensez à votre sujet, organisez-le.

Jean demande à son ami Charles Weiss :

— Crois-tu que les Alsaciens sont moins intelligens que les Français ?