Page:Revue des Deux Mondes - 1916 - tome 36.djvu/345

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
341
ON CHANGERAI PLUTÔT LE CŒUR DE PLACE…

Soirée inoubliable, où le bourg, poudré de clair de lune, semble crayonné en marge d’une légende héroïque… Un homme ramène des champs la dernière carriole où s’entassent les gerbes. Et les épis sont si blonds qu’on se demande si ce n’est pas la lune elle-même qu’on emporte à la grange. Le notaire en gilet blanc est sur le pas de sa porte, l’épicier en pantoufles brodées. Et le guet passe qui, de sa canne, frappe les pavés, ce qui signifie qu’il faut appeler les enfans dont les rondes se nouent et se dénouent sous les platanes. On les appelle. Depuis qu’on se souvient, les choses vont ainsi. Amicale tradition.

Les voyageurs se sont assis sur la colline. Une voix dit :

— Quelle destinée, être ce notaire, cet épicier, demeurer dans une maison écussonnée, sous un toit où grince la girouette qui grinçait aux temps fabuleux ! Vivre dans l’intimité de ces tourelles, de ces fenêtres accolées, de ces portes où l’on voit encore le sillon tracé par les chaînes du pont-levis ; mourir, aller rejoindre ses frères autour de la croix qui étend ses bras sur les tombes depuis l’an 1422 !

On se tait. On regarde la vallée qui s’endort.

 
Drei Schlösser auf einem Berge,
Drei Kirchen auf einem Kirchhofe,
Drei Städt in einem Thal,
Drei Ofen in einem Saal,
Ist das ganz Elsass überall…,

dit le dicton : trois châteaux sur une montagne, trois églises dans un cimetière, trois villes dans une vallée, trois poêles dans une salle, c’est l’Alsace, partout…

Ce clair de lune rend Weiss sentimental.

— Il me revient une histoire que me contait mon père, jadis. Elle m’est toujours restée. Et la voici. Il y avait une fois une fée, un géant et une petite fille. La petite fille ressemblait beaucoup à la fée, un peu au géant. Pour leur faire plaisir, elle leur disait maman et papa. Il n’était pas possible d’avoir parens plus dissemblables. Le géant était si jaloux, si brutal, par-dessus les montagnes il jetait de telles potées d’injures à la fée que la petite fille se cachait dans les forêts. Constamment, le géant convoquait ses conseillers. Il leur disait : « Renseignez-moi, car je perds un peu la mémoire… Le vin, le tabac… Cette petite fille, à qui est-elle ? Elle n’a pas mes yeux,