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ON CHANGERAI PLUTÔT LE CŒUR DE PLACE…

Les voyageurs sont de retour.

Confuses, d’abord, les idées s’ordonnent. Des ruines partout. Que de ruines ! Piquée sur la hauteur, penchée sur le précipice, une tour aux murailles lézardées ; sur ce sommet voisin, — à ses pieds la plaine, les villages assis dans leurs vignes, — une autre tour sauvagement ébréchée, une autre encore, là-bas. Des portes ouvrent sur un gouffre. Le froid des oubliettes, l’âtre où rôtissaient les quartiers de bœuf, l’échauguette du guet. Ailleurs encore des haillons pierreux, tout un écroulement, un escalier en colimaçon qui tord sa vrille en plein ciel, des arbustes agrippés, des ronces, des mousses, cette sinistre familiarité de la nature avec les vestiges d’une humanité révolue. Où sont ceux qui taillèrent ces blocs, ceux qui polirent ces rampes, ceux qui versèrent la poix par le mâchicoulis béant ?… Quelle fierté dans ces remparts à l’abandon, qui défièrent les siècles, qui virent les saouleries des seigneurs pillards, qui entendirent les rires des ribaudes, et un jour le cri des manans à l’assaut !… Là, dans l’herbe, — on met le pied dessus, — une pierre qui porte des armoiries, une date effacée.

Tu voudrais peut-être, toi qui passes en costume de touriste, savoir l’histoire de ce nid d’aigle perché dans l’azur et le vent ? Que t’importe ! Vis ta vie dans la plaine. Et si tu souhaites des plaques de marbre gravées d’explications, des index tendus, des noms, un cicérone, une notice imprimée, grimpe au Hohkönigsburg.

La vieillesse couronne et la ruine achève.
Il faut à l’édifice un passé dont on rêve,
Deuil, triomphe ou remords.
Nous voulons, en foulant son enceinte pavée,
Sentir dans la poussière à nos pieds soulevée
De la cendre des morts !
Ce n’est pas, ce n’est pas entre des pierres neuves
Que la bise et la nuit pleurent comme des veuves…

Assis sur un éboulis où trottine le lézard, on regarde cette bleue descente des collines, en troupeau, vers la plaine, ces étangs qui brillent, ces canaux, ces rivières, le manteau des forêts, le tapis des cultures, le cabochon des moissons posées dans la lumière, des écailles brunes qui sont les toits de la