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REVUE DES DEUX MONDES.

Moraves… En Alsace, il nous faut des hommes et non des gobeurs de lune. Vous dites, n’est-ce pas ?

Mme Bohler a accompagné son fils à Besançon. Le baccalauréat ! Jean est parti fiévreux, pâle, le nez dans ses livres. Et il a été refusé à l’écrit. Un professeur a expliqué les raisons de cet échec à Mme Bohler.

— Il ne faut pas que votre fils se décourage, madame… Les jeunes Alsaciens sont souvent victimes de leur excès de conscience. Ils n’en ont jamais fini de corriger, de raturer, de recommencer, d’hésiter entre deux sens. Résultat : version latine, version grecque, composition française bonnes, très bonnes même, mais près de la moitié du travail était encore à faire. Votre fils, on le sent, est prêt. Il ne lui manque qu’un certain tour de main, une certaine vivacité d’exécution. Je considère le succès comme certain, cet automne.

« Ce pauvre Jean inspire la pitié, écrit peu après Reymond à sa famille. Son échec l’a profondément abattu, blessé dans son amour-propre d’Alsacien. Allant aux extrêmes, il se déclare incapable, bête à manger du foin, ou victime des circonstances qui font qu’un Alsacien est partout une sorte d’hybride. Il a des mots cruels : « En voyant mes camarades de Besançon, si vifs, si débrouillards, — et on les dit cinq fois moins vifs qu’à Paris : alors, que sera-ce ? — je me suis senti étranger, horriblement étranger… C’est à pleurer de colère… Ce n’est pas une vie que d’être Alsacien ! » J’ai bien de la peine à le remonter… Le travail, par ces jours de chaleur torride, est presque impossible. Aussi M. Bohler a-t-il pris deux décisions : René, indésirable au logis, où il ne parle qu’haltères et sauts à pieds joints, est envoyé pour la durée des vacances à Rouen, chez une tante. Pour reposer Jean, pour lui changer les idées avant la reprise de la besogne déjà cent fois mâchée, nous partons pour un tour d’une quinzaine en Alsace : musées, reliques, cathédrales, vieilles auberges, châteaux, ruines, abbayes, ce sera merveilleux. M. Weiss et ses deux fils, Charles, dont je vous ai souvent parlé, et l’aîné, François, qui entre en caserne allemande cet automne, sont également de la partie. Je m’en promets un plaisir infini. Et je me lierai davantage avec Jean qui est décidément un magnifique garçon, franc, loyal, délicat… »