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ON CHANGERAI PLUTÔT LE CŒUR DE PLACE…

rangs des soldats. Maintenant, là-bas, navré de sa hardiesse, il hurle à pleine bouche. Et c’est un spectacle comique que celui de cette grand’maman qui appelle son poussin perdu. Un commandant, du haut de son cheval, a observé le drame. Il se retourne à demi sur sa selle. Du sabre, il fait signe aux hommes de marquer le pas, il ouvre un espace dans l’interminable colonne. Alors, souriant de toute sa longue moustache et saluant du sabre : « Passez, madame !… » La vieille ramasse ses jupes. Chassant la marmaille devant elle, elle rejoint le moutard qui hurle toujours de toute sa bouche carrée.

Hort se souvient qu’un lieutenant, dans une rue de Mulhouse, a planté son sabre dans le corps d’un apprenti trop pressé qui se glissait entre deux compagnies. Et il a ce cri, cri de délivrance qu’un geste humain lui arrache : « Ça y est, maintenant je suis Français !… »

Est-ce bien Hort qui vient de dire cela ?… Il en est lui-même étonné.

Weiss a glissé son bras sous le bras de l’Alsacien… Il l’entraîne… On dîne derrière les lauriers-roses d’une terrasse. Hort a repris sa dure figure de soldat. Il se tait, tout au devoir présent qui est de manger. Sur la place, des carrousels tournent au piaillement de leur orgue de Barbarie. Le nègre, sous son parasol vert, se contorsionne devant ses glaces et ses nougats. Ballons rouges. Complaintes d’aveugles. Supplications des mendians. Tirs mécaniques. Bruit de pipes qu’on casse. Rires de la fille mamelue qui recharge la carabine et la tend à un pioupiou débraillé. Tout cela, de parti pris, on le trouve très beau, très grand. On est venu pour admirer, pour donner une couleur à la belle légende dont on vit…

Le train court dans le soir rose. On est mort de fatigue. On a dans la tête un bruit cadencé de pas, ces cris des clairons, ces taches rouges, ces taches bleues, cette rumeur qui monte vers les drapeaux frissonnans. Cela, on l’emporte vers la muraille des Vosges qui grandit. Les beaux chemins du matin se couvrent d’ombres. À la dernière gare française, tout est calme sous les guirlandes fanées.

— Vive la France ! crie d’une voix rauque un ouvrier de Mulhouse fortement éméché.

Sa femme, une boulotte vêtue de violet, le considère avec inquiétude.