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ON CHANGERAI PLUTÔT LE CŒUR DE PLACE…

n’en finirait pas. Que de défauts ! Ceci reste, pourtant : ces gens sont gais, — la gaieté, le trésor de la vie ! — ils vous parlent pour un rien ; ils ont du flair, du tact, des antennes ; ils sont humains, en un mot. Quand on vient de l’autre côté de la barricade, on remarque cela et non les vitres sales. Peut-être bien que, si l’on vivait avec eux, on regretterait cet ordre, cette stricte réglementation dont on a pris l’habitude ; mais aujourd’hui, on ne veut voir que ce sourire qui vous accueille, que ce geste de main de l’adjudant, que cette gentillesse (voilà ce qui conquiert, voilà ce qui lie les cœurs) qui est bien la plus jolie fleur qui s’épanouisse au jardin de l’humanité.

Cette foule alsacienne ne sait trop comment exprimer ce qu’elle sent si bien. Un vieux y arrive pourtant à peu près quand il dit :

— Dès que je suis en France, moi, Seppi Schubetzer, j’ai envie de raconter des histoires…

— Eh bien, Hort, demande Weiss, te sens-tu un peu Français ?

Hort ne dit rien. Que dirait-il ?… Libéré du régiment il y a moins d’un an, c’est la première fois qu’il franchit la frontière et il est ébaubi. Ce Hort est un petit employé du bureau de Weiss, un être bourru, têtu, taillé à la grosse, qui comprend à peu près le français, mais ne le parle guère. Dans les talons, dans le dos, dans les épaules, dans le port de tête, il a encore cette rigidité qu’on prend à la caserne allemande. Sitôt qu’on lui adresse la parole, instinctivement, il rectifie la position. Weiss lui offre donc ce petit voyage. Encore un de plus qui aura vu ! Encore un de plus qui pourra comparer !

Belfort ! Et soudain le claquement des drapeaux, cette orgie de bleu, de blanc, de rouge, cette foule qui coule comme une eau ; des lycéens, des paysans, des voyous avec leur casquette à pont, des femmes qui rient, de petits messieurs proprets qui expliquent comment les choses se passent, les cent moutards d’une école de sœurs qui se pressent derrière les cornettes. Partout les roulemens des tambours, le tapage des fanfares, le chant pressé des clairons. L’air ronfle. Le ciel est comme une immense cymbale. Les voilà ! les voilà !… Quelle allure ! Les baïonnettes piquent dans la lumière leurs mouvantes hachures… On se donne le bras. On marche à la cadence des clairons, même Hort dont la bouche reste ouverte. Qu’ont donc ces hommes pour