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REVUE DES DEUX MONDES.

— Tenez, explique Weiss à Reymond, c’est ici qu’un de vos compatriotes, un jeune médecin de Lausanne, qui se croyait déjà du bon côté, a crié : Vive la France ! Un espion a tiré la sonnette d’alarme, et le train s’est arrêté, à cinquante mètres de la frontière… Six mois de prison ! dont il n’a du reste fait que trois, grâce aux démarches du vieux pasteur Ort, de Mulhouse… Maintenant nous sommes en sécurité.

On se précipite aux portières. La France ! On s’étonne presque d’y voir des arbres comme les arbres de partout, une rivière aux eaux sales, des bornes blanches, une route poussiéreuse. La France ! Pas de cris. Pas de chants. Mais on sent bien qu’on a posé le joug. Personne, maintenant, ne vous demandera : « Où allez-vous ?… Pourquoi ?… Pour combien de temps ? » On se sent plus léger. On respire plus profond. On a envie de serrer la main de son voisin, de parler pour écouter si le son de la voix est encore le même. Et de fait, soudain, tout le monde parle, tout le monde rit. Des inconnus, qui se dévisageaient en chiens de faïence, clignent de l’œil, s’animent, s’offrent une cigarette.

Les douaniers de Petit-Croix ont la consigne de ne pas trop fouiller les paniers alsaciens, et tout le monde passe, sans interrogatoire, sans yeux froncés, le gros monsieur ficelé dans un complet gris comme les balafrés. Dans la salle d’attente, où le flot déferle, un gars présente le drapeau, une musique joue la Marseillaise. Chapeau bas, — même le gros monsieur, même les balafrés, — on défile devant les couleurs qui s’inclinent pour saluer l’Alsace, devant les cuivres qui rugissent l’appel aux armes. On est heureux. Les cœurs chantent. Des vieux se serrent la main…

Les premiers soldats, des yeux qui rient, des gestes souples, et non plus cette raideur, ces talons qui claquent, ces distances ; ces soldats sont des hommes ; un adjudant les salue de la main comme il saluerait un ami ; on se regarde avec confiance… Sans doute, que de choses il conviendrait de blâmer ! Oui, des papiers qui traînent, des vitres polluées, de l’herbe entre les rails, un certain laisser aller, un sans-gêne démocratique, toutes choses auxquelles les Alsaciens ne sont plus habitués, et que les balafrés notent avec un ricanement de compassion. Oui, cela, autre chose encore, le culte des mots, le culte des couleurs, du panache, et autre chose encore ! On