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ON CHANGERAIT PLUTÔT LE CŒUR DE PLACE…

brûlent encore au fond des salles, ce coup de sifflet… Le train craque, des secousses régulières, on roule, on roule… Et soudain le soleil ! On relève la tête, ressuscité. L’or des fleurs, l’argent des gouttelettes, sous les vergers l’écharpe oblique des rayons ; un clocher dressé dans la lumière. L’Alsace se donne tout entière, afin que les yeux qui la contemplent déposent sa fraîche image dans les plis du drapeau perdu. Weiss regarde avec respect tous ces inconnus entassés dans ce wagon ; et derrière ce wagon il y a des dizaines d’autres wagons où l’on s’entasse pareillement ; après ce train, d’autres trains ; sur les chemins qui viennent des bourgs, des villages, des hameaux, des fermes isolées, les chars à échelle où l’on se tient à la taille pour ne pas tomber, où les nœuds noirs dansent sur la tête blonde des femmes, et des gars ployés sur des bicyclettes aux grelots tintinnabulans, et des familles à pied, les vieux, les parens, les enfans qui se donnent la main et balancent leurs joues rondes à la hauteur des épis : une tribu qui émigre, tout un peuple qui répond à l’appel mystérieux. Et Weiss dit à Reymond :

— Nous avons dormi, cet hiver. Voyez ce réveil !

Un loustic crie soudain : « Vive la… vive la soupe au riz ! » Le wagon est secoué d’un rire. Grisé par le succès, le loustic exploite le filon : « Vive la… banane !… Vive la fram… boise ! » À chaque fois monte le même rire énorme. On s’émancipe. Pas trop, car dans ce train sont montés des gens que l’on ne connaît que trop, qui ont carnet, crayon, bonne mémoire au surplus. On sait que, jusqu’au bout du pèlerinage, on sera écouté, surveillé, suivi pas à pas. Discrètement on se montre du menton l’homme gras ficelé dans un complet gris, les messieurs balafrés, qui parlent français, et qui sont des officiers en civil des régimens de Mulhouse. Le loustic lui-même renonce à poursuivre sa veine.

Alt-Münsterol !… Un gendarme barbu, flanqué d’un commissaire de police, passe d’un compartiment à un autre compartiment, toise, questionne, note. Il semble que jusqu’à la dernière minute on veuille s’affirmer tracassier, ennemi de la liberté, indiscret.

— Où allez-vous ?… — Pourquoi ?… — Connaissez-vous quelqu’un a Belfort ?…

Fertig !… On repart. Le bétail humain est contrôlé.