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Paris, ce 20 février (1808).

« Je profite" pour t’écrire, mon cher Eugène, de l’occasion que me présente le départ de Mme Lauriston[1]. Il y a longtemps que je désirais te donner de mes nouvelles, mais j’en ai été continuellement empêchée. D’abord, le retour de l’Empereur m’a beaucoup occupée, ensuite le soin de ma santé qui a été quelque temps assez mauvaise, mais qui commence à se rétablir. Tu devines aisément que j’ai eu bien des sujets de chagrin, et j’en ai encore. Les bruits qui couraient pendant l’absence de l’Empereur n’ont pas cessé a son retour et ont dans ces momens plus de preneurs que jamais. Il est vrai que leurs auteurs n’ont pas été punis ; au contraire, on a remarqué que ceux qui avaient cherché à les démentir ont reçu un accueil plus froid. Au reste, je m’en remets à la Providence et à l’Empereur.

« Ma seule défense est ma conduite que je tâche de rendre irréprochable. Je ne sors plus, je n’ai aucun plaisir et je mène une vie à laquelle on s’étonne que je puisse me plier après avoir été accoutumée à être moins dépendante et à voir beaucoup de monde. Je m’en console en pensant que c’est me soumettre au désir de l’Empereur. Je vois ma considération baisser tous les jours, tandis que d’autres augmentent en crédit. Toute la faveur est pour le prince Murat et la princesse son épouse, pour MM. de Talleyrand et Berthier. Tu sais qu’il va devenir ton cousin germain ; il épouse la princesse Elisabeth, fille de la duchesse de Bavière. La demande a été faite hier et acceptée. Que les trônes rendent malheureux, mon cher Eugène ! J’en signerais demain, sans aucune peine, l’abandon pour moi et pour tous les miens. Le cœur de l’Empereur est tout pour moi. Si je dois le perdre, j’ai peu de regret à tout le reste. Voilà ma seule ambition et mon cœur tel qu’il est. Je sais bien que ce n’est pas avec cette franchise qu’on réussit et, si je pouvais comme beaucoup d’autres n’être qu’adroite, je m’en trouverais beaucoup mieux, mais je préfère conserver mon caractère ; j’ai du moins l’estime de moi-même. Pour loi, mon cher fils, sois

  1. Claude-Antoinette-Julie Le Duc, fille d’un maréchal de camp d’artillerie était depuis l’an XI une de ces quatre dames chargées de faire les honneurs des Palais du Gouvernement, qui étaient devenues les premières dames du Palais. Son mari, camarade de Bonaparte à l’École militaire, était son aide de camp depuis l’an VIII.