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A Saint-Cloud, le 1er septembre.

Je ne veux pas, mon cher Eugène, laisser partir M. Bataille sans te donner de mes nouvelles. J’espère te voir bientôt à Milan, car il parait que l’Empereur aime mieux y aller que te faire venir ici, sans doute à cause de sa famille qui le gêne dans ses sentimens pour toi. Le prince Murat jouit d’une grande faveur et si grande que la princesse Caroline elle-même en est étonnée, sans en être fâchée. J’ai des preuves certaines que, tandis que l’Empereur était à l’armée, il a fait tous ses efforts pour le pousser au divorce. J’ai été plus généreuse que lui, car, dans le même temps, je défendais sa femme de tout mon pouvoir ; mais il ne m’aime pas et, malgré les protestations qu’il te fait faire, sois bien assuré qu’il n’a pas pour toi plus d’attachement. Au reste, les frères mêmes de l’Empereur ne sont pas mieux dans ses affections. Il est clair qu’il veut lui succéder. Cela est si visible que les deux qui sont ici, le roi de Hollande et le prince Jérôme, s’en aperçoivent et sont en froid avec lui. Malheureusement, l’Empereur est trop grand pour qu’on puisse lui dire la vérité. Tout ce qui l’entoure le flatte à la journée. Quant à moi, tu sais que je n’ambitionne que son cœur ; si l’on parvenait à me séparer de lui, ce n’est pas le rang que je regretterais, une profonde solitude serait alors ce qui me plairait le plus et, tôt ou tard, il reconnaîtrait que tous ceux qui l’entourent pensent plutôt à eux qu’à lui et il verrait comme on l’aurait trompé. Cependant, mon cher Eugène, je n’ai pas à me plaindre de lui et j’aime à compter sur sa justice et sur son affection. Pour toi, mon cher fils, continue à te conduire comme tu as fait jusqu’à présent et avec le même zèle pour l’Empereur. Tu auras l’estime générale et souvent la plus grande faveur ne la donne pas. Je sais par M. Marescalchi les nouvelles preuves que tu me donnes de ta tendresse. Sois assuré que je ne veux pas en abuser ni te causer la moindre gêne. Je compte satisfaire aux engagemens que je prendrais, quoique mes revenus soient très bornés et que l’Empereur ne veuille pas les augmenter. Adieu, mon cher fils, mon bon Eugène. Embrasse pour moi ta femme et ma petite Joséphine et sois aussi heureux que je le désire et que tu le mérites.

« JOSEPHINE. »