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de l’heure et du lieu, de l’heure trouble et du mauvais lieu.

Dans Manon toujours (dernières scènes), autre croquis militaire : sur la route du Havre, et, pour Manon, de l’exil, les soldats qui conduisent les prisonnières cheminent enchantant. Entre leurs propres voix et l’orchestre, leur chanson se partage. L’orchestre lui-même tantôt la répète et la prolonge en écho, tantôt la divise et l’éparpille en poussière sonore. Elle est d’un tour ancien. Elle a comme le goût ou le parfum de l’époque. Alerte, insouciante, il arrive aussi qu’un détail d’harmonie, ou d’instrumentation, qu’un mot surtout, un accent du dialogue parlé qui s’y mêle, en modifie le sens. Elle prend alors un caractère de tristesse, presque de sympathie. Précédemment, à propos de l’hôtel de Transylvanie, nous parlons de l’heure et du lieu. La musique les exprime encore une fois ici, mais bien différens, l’un et l’autre. Par contre-coup ou par reflet, elle associe la mélancolie des choses, et comme leur pitié même, à la désolation des cœurs.

Le soldat, le nôtre, notre musique sait nous le faire reconnaître jusque sous l’uniforme étranger, que dis-je ? sous le costume antique : témoin le dialogue des deux sentinelles, dans les Troyens à Carthage. Cela, c’est du Berlioz spirituel, et spirituel en tout : par le tour mélodique, par le rythme cadencé, par l’orchestre imitatif, qui chante en même temps qu’il marche, et semble lui-même faire les cent pas. Ils se plaignent, les deux soldats, mais gaiement, de quitter, pour l’Italie inconnue et lointaine, le séjour, qui leur plaisait déjà, de l’aimable Carthage. À la fois de bonne et de mauvaise humeur, leur double chanson maugrée et sourit tout ensemble. Beaucoup moins troyenne que française, on pourrait lui donner comme titre : « Un changement de garnison, » duo pour factionnaires.

Avec la Vivandière, déjà nommée, de Benjamin Godard, le plus militaire de nos drames lyriques modernes est sans doute l’Attaque du moulin : paroles d’après une nouvelle d’Emile Zola, musique de M. Alfred Bruneau. Et cette musique pourrait bien être la meilleure que ce musicien ait composée. Telle du moins elle nous parut naguère et nous ne lui ménageâmes point, ici même, l’expression de notre sympathie. Le sujet de l’ouvrage était un épisode de guerre, de la guerre avec « l’ennemi, » comme on disait alors, craignant de le nommer en public, sur un théâtre. C’était le temps de la formule, de la consigne