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plus en vie, écrit un combattant, si les anathèmes et les malédictions suffisaient pour tuer. » « Aussi longtemps, déclare un autre, qu’un peuple soutiendra la lutte contre ce gouvernement d’ignominie, on me comptera dans ses rangs[1]. » D’autres attribuent à ces adversaires détestés toutes les surprises désagréables qui les attendent au cours de la campagne. Sous Verdun, un soldat explique la résistance de la place par la puissance des canons de marine anglais dont elle est munie ; plus loin, il parle sérieusement du commodore qui la défend[2]. Tous soupirent après le moment, prochain à leurs yeux, où les « perfides cousins » recevront chez eux le châtiment qu’ils méritent. On lit dans les lettres du front des phrases comme celle-ci : « Bientôt, nous l’espérons, nous allons sur Londres. Ce sera un vrai régal pour nous autres Bavarois[3] ! » Le sévère Kutscher lui-même oublie ses habitudes d’impassibilité pour formuler le même souhait en termes aussi véhémens. Oh ! passer la Manche et saisir enfin à la gorge ce peuple de boutiquiers qui depuis des siècles n’a pas vu la fumée d’un camp ennemi, quelle perspective[4] ! Ce rêve s’évanouit bientôt dans la fatigante monotonie de la guerre de tranchées, et il ne reste à ceux qui l’avaient caressé que la ressource de répéter sans trêve le fastidieux et stérile Gott strafe England ! Que Dieu punisse l’Angleterre !

A défaut des soldats, les marins ont aperçu au moins la possibilité de pouvoir atteindre un instant l’adversaire abhorré dans son île. Aussi, comme ils savourent cette passagère satisfaction ! Lors du bombardement de Yarmouth (3 novembre 1914), l’ouverture du feu contre une ville ouverte est saluée par une bruyante explosion d’enthousiasme. Du fond de la chambre aux machines, les chauffeurs eux-mêmes poussent de sonores hurrahs et éclatent de rire à chaque détonation nouvelle. Les mêmes scènes se renouvellent, le 10 décembre suivant, à bord des navires dont le feu fait quelques victimes inoffensives à Scarborough et à Hartlepool. Le cœur des marins déborde de joie à l’idée des « énormes dégâts » et du « puissant effet moral » qu’a dû produire l’apparition de leurs vaisseaux sur la

  1. Thümmler, XIII. p. 20 et XXIV, p. 14.
  2. Der deutsche Krieg in Feldpostbriefen, IV, p. 290.
  3. Wiese, pp. 42, 195.
  4. Kutscher, pp. 149 et 225.