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début vis-à-vis de leurs frères de race n’a pas tardé à faire place à l’explosion d’un sentiment trop développé en eux pour ne pas se satisfaire à tout prix : c’est une haine aveugle, tenace, portée à un degré de violence où elle devient de la rage, manifestée sans relâche et sans ménagemens depuis les plus bas jusqu’aux plus hauts degrés de l’échelle sociale. Cette animosité furibonde apparaît d’abord dans les expressions, tour à tour ironiques ou brutales, communément employées pour désigner les Anglais : « nos chers cousins, les mercenaires britanniques, ou plus simplement encore « ces canailles[1]. » Elle se trahit chez l’Empereur lui-même, si maître de ses sentimens qu’il prétende paraître, par une involontaire altération de la voix toutes les fois que la conversation vient à tomber sur les gens et les choses d’outre-Manche[2]. Elle se manifeste dans les lettres du front par des malédictions continuelles et fournit aux auteurs de mémoires l’occasion de tirades laborieuses et bien senties contre la perfide Albion. Ganghofer accouple à ce nom abhorré celui d’Hérode ce qui est une manière détournée de comparer l’Allemagne à Jésus-Christ[3]. Peu accessible d’ordinaire à la compassion envers les ennemis, il éprouve un attendrissement inattendu en présence du cadavre abandonné d’un jeune soldat français, afin d’avoir le droit de s’écrier : « Dormeur silencieux, qui étais-tu ? quel était ton nom ? Qui te pleure ? Quel bonheur t’a été ravi parce que c’était l’avantage de l’Angleterre ! Nous autres Allemands, nous t’aurions laissé ta vie, ton nom et ton bonheur ! Mais l’Angleterre veut faire de meilleures affaires et augmenter le chiffre de ses dividendes. C’est à elle que tu as été sacrifié[4] ! » Gottberg, à son tour, interrompt un récit animé de sa campagne de Belgique pour démontrer, par une docte dissertation en deux points, que les Anglais, dont ses compatriotes acceptent trop facilement la réputation de gentlemen, ne sont pas plus estimables comme individus que comme nation[5].

Pour comprendre la profondeur de ce sentiment, il faut se rappeler que le dépit y a autant de part que l’inimitié et en

  1. Thümmler, XXVI, pp. 14 et 18 ; Krack, p. 126.
  2. Ganghofer, p. 87.
  3. Id., p. 74.
  4. Id., p. 126.
  5. Gottberg, pp. 90-94,