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dans tout le pays, et certains chefs y nourrissaient l’ambition d’y jouer un rôle politique. Des passions de guerre civile grondaient de toutes parts, envenimaient les débats de tribune, les polémiques des journaux, les disputes de la rue, et ce trouble général imprimait aux mœurs publiques un caractère dissolvant, une disposition maladive à l’indiscipline et à l’inhumanité, comme si la civilisation, retardée dans ses effets par la domination musulmane, n’eût rien gagné à la délivrance du peuple bulgare et eût été impuissante à le corriger de ses défauts et de ses vices, fruits amers d’une trop hâtive liberté succédant à une longue servitude.

A Saint-Pétersbourg, on estima que le départ du prince faisait disparaître, au moins pour un temps, les causes de dissentiment et d’irritation qui avaient troublé les relations des trois empereurs. N’avait-il pas suffi que ce départ fût prévu et escompté pour opérer entre eux un rapprochement ? L’archiduc Charles-Louis d’Autriche[1] était allé porter à Péterhof les complimens de François-Joseph et le ministre russe, M. de Giers, avait rendu visite au prince de Bismarck. On regardait donc maintenant la paix comme assurée. Le gouvernement russe se hâtait de renouer avec la Bulgarie les relations diplomatiques ; il y envoyait comme agent le général Kaulbars qui y avait déjà résidé en 1883 pour régler la situation des officiers russes qui formaient les cadres de l’armée bulgare. En lui confiant sa nouvelle mission, on lui avait dit que la liberté de la Bulgarie devait être respectée et que si d’aventure les intérêts de la Russie étaient compromis par la politique de la régence et si le représentant impérial était amené à formuler des réclamations, « il devrait mettre des gants de velours sur des mains de fer. » Ultérieurement, on reprochera à Kaulbars de n’avoir pas tenu suffisamment compte de ces recommandations et d’avoir provoqué une rupture nouvelle. Mais, au moment où il partait pour Sofia, on ne la prévoyait pas ; on était tout au contentement d’avoir vu disparaître le prince Alexandre[2].

Il n’en fut pas de même en Angleterre. La chute du prince

  1. Le plus jeune frère de l’empereur François-Joseph. Après la mort de l’archiduc Rodolphe, il devint héritier de la couronne ; mais il ne se sentait pas fait pour régner, et bientôt après il transmettait ses droits à son fils, l’archiduc François-Ferdinand, qui fut assassiné à Sarajevo le 20 juin 1914.
  2. Je crois devoir faire remarquer que les documens utilisés dans cette étude sont pour la plupart inédits.