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feu de nos 75, écrasée avec ses servans, elle se tut : la route était libre pour nos troupes qui, d’un bond, enlevèrent Corfélix et se portèrent vers Talus.

L’ennemi avait chancelé sous le coup. Mais il continuait d’insister à notre aile droite, où von Hausen, en masses profondes, s’était avancé jusqu’à Gourgançon. Pointe heureuse, si l’armée de von Bülow avait pu suivre le mouvement et si lui-même s’était partout avancé d’un pas égal. Mais von Bülow, après son précaire succès de Mondement, ne bougeait plus, comme coincé dans sa conquête, et l’armée de Langle de Cary, qui avait reculé le 8 devant les divisions saxonnes, réagissait vigoureusement le 9 vers Sompuis, les Fenus et la Folie. La pointe que von Hausen enfonce dans nos lignes l’expose ainsi à de dangereux mouvemens latéraux : découvert du côté d’Humbouville, il prête le flanc sur sa droite à une attaque qui va se déclencher en foudre, s’il ne la prévient par un repli rapide.

Dans la soirée du 8, selon M. l’abbé Néret ; dans l’après-midi du 9, selon un témoin oculaire, M. Bonnemain[1], Fère-Champenoise « était transformée en champ de foire : » les réserves allemandes, qui cantonnaient jusqu’alors dans les faubourgs de Connantre, s’étaient répandues en ville vers trois heures, et, pour s’entretenir la main, elles avaient pillé en route quelques maisons. Pillage méthodique et organisé d’ailleurs : on ne dévalisait que les logis sans maîtres et les boutiques sans marchands. Puis l’orgie, à son tour, « s’organisa. » Devant l’Hôtel de Paris, les soldats « avaient sorti le piano dans la rue ; » en face de l’église, une musique s’était installée « sur des bancs et des caissons. » Le Champagne ruisselait. Les officiers, sur le trottoir, à cheval sur des chaises ou renversés dans des fauteuils d’osier, la tunique lâche, le cigare aux lèvres, regardaient complaisamment la scène du haut de leurs monocles. Une impression de mascarade hottentote se dégageait de cette tourbe avinée, qui avait dévalisé une chapellerie voisine et s’était coiffée des couvre-chefs les plus hétéroclites : les hommes buvaient, bâfraient, dansaient, hurlaient des hymnes sauvages à la gloire de la patrie allemande. Quelle fête célébraient-ils a ventre déboutonné ? Un blessé français passa sur

  1. Mais il est possible que l’orgie ait commencé le 8 et se soit poursuivie jusqu’au 9.