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m’en coûtera d’avoir, dorénavant, à les détester ! » Car la « docilité » patriotique de l’Allemand va plus loin encore que celle des trois Horaces, qui ne pensent plus qu’à tuer leurs parens et amis de la veille : non content de vouloir tuer l’ennemi qui lui est désigné, l’Allemand est tout prêt à oublier jusqu’au dernier vestige de la bonne opinion qu’il se faisait de lui, à reconnaître humblement qu’il se trompait en lui accordant son estime, ou bien peut-être, — se sentant soi-même tout changé, — à le croire devenu, de son côté, un autre homme que celui qu’il a connu jusqu’alors.

Entre maints exemples que nous présente M. Edmond Holmes de cette manière dont l’excès de « docilité « a brusquement détruit dans l’âme allemande tout élément de pitié ou de justice « humaines, » je ne résiste pas au désir de citer encore des fragmens d’une lettre écrite par un délégué de la Croix-Rouge anglaise qui a eu l’occasion d’assister, sur un point de la frontière russo-suédoise, à l’échange de plusieurs centaines de prisonniers russes contre un nombre pareil de prisonniers allemands :


Il me serait difficile de trouver des mots pour décrire l’horreur de la scène dont j’ai été témoin à Tornea. Tout le possible avait été fait pour entourer d’une atmosphère de fête le retour au pays des malheureux Russes. La jetée où débarquaient les bateaux était bordée de troupes russes. Un comité d’honneur se tenait au premier plan, chargé d’accueillir les prisonniers. Des bannières flottaient au vent. Une musique militaire jouait l’hymne national russe. Une foule énorme s’était rassemblée pour saluer joyeusement l’arrivée de ses compatriotes. Et puis ceux-ci sont arrivés ; et jamais je n’oublierai ce lamentable spectacle !

Ces hommes qui sortaient péniblement des bateaux, c’est à peine s’ils conservaient encore l’aspect d’êtres humains. Ils venaient tout courbés, épuisés, abrutis. Pas un seul d’entre eux qui ne fût en haillons. Quelques-uns n’avaient pas de chemise ; beaucoup n’avaient pas de chaussettes ; et je ne crois pas qu’il se soit trouvé un seul d’entre eux dont les pieds fussent chaussés de souliers présentables. Les boiteux se soutenaient sur des béquilles qu’ils avaient dû se fabriquer avec des fragmens de couvercles de caisse. Les plus valides aidaient leurs compagnons à marcher : mais ceux-là mêmes étaient émaciés au dernier degré. Un bon nombre avaient perdu toute mémoire, et ne pouvaient plus prononcer leur nom.

Et ils s’avançaient lentement, faiblement, les yeux fixés à terre, sans un sourire, sans une main agitée ou une voix élevée en réponse aux clameurs affectueuses qui les accueillaient ; et lorsque la foule des spectateurs eut vu leur état, les clameurs se sont éteintes d’elles-mêmes, si bien que la lugubre procession a défilé dans un silence de mort. Je le déclare sans hésitation, et en pleine connaissance de cause : seul, un traitement d’une barbarie incroyable avait pu réduire ces hommes à la condition où