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exactement et sans hésiter aux ordres qu’ils reçoivent, cela est encore au-dessous de la réalité. En fait, ils ne se contentent pas d’obéir aux ordres, ils les attendent, les désirent, se sentent perdus quand ils en sont privés. Leurs âmes contiennent à demeure les deux vieilles questions du droit romain : « Cela est-il commandé ? » et : « Cela est-il permis ? » A chaque tournant de leur vie, ils rencontrent la formule d’avertissement : Verboten, et ils sont ravis de la rencontrer. Mais leur esprit naturel d’obéissance ne s’en tient pas là. Non seulement ils font ce qu’on leur commande de faire, et s’abstiennent de faire ce qu’on leur défend : ils pensent, en outre, ce qu’on leur ordonne de penser, croient ce qu’on leur ordonne de croire, disent ce qu’on leur ordonne de dire. Et cela même n’est pas encore tout. Si profonde est leur docilité native qu’ils vont jusqu’à sentir ce qu’on leur enjoint de sentir ! On leur enjoint d’avoir des sentimens patriotiques, et les voilà qui chantent avec enthousiasme Deutschland über alles. On leur dit de désirer la guerre ; et aussitôt les voilà tous qui brûlent d’une ardeur martiale ! On leur commande d’étouffer en soi leur humilité native, pour se regarder comme une race d’essence supérieure ; et, tout de suite, les voilà qui se vantent d’être autant de Surhommes ! On leur fait signe d’avoir à haïr la France, la Russie, le Japon ; et, sur-le-champ, ils se mettent à haïr chacune de ces nations avec tout leur cœur. Enfin on leur suggère que c’est l’Angleterre qui est leur seul ennemi véritable ; et leur indignation unanime contre l’Angleterre s’épanche infatigablement, d’une année à l’autre, en un flot d’hymnes enflammés de fureur !


Avouerai-je à M. Holmes qu’il m’est impossible de le suivre, après cela, dans son ingénieuse explication des origines et des causes historiques de la « docilité » allemande ? Son explication prend pour point de départ les passages fameux où Tacite et maints autres historiens nous ont représenté les Germains comme possédant au plus haut degré « l’amour passionné de la liberté. » C’est donc, nous dit M. Holmes, que l’amour présent de la race allemande pour l’obéissance ne lui est point, proprement, naturel, et s’est substitué peu à peu chez elle, durant le cours des siècles, à un besoin d’indépendance exactement contraire. La substitution se serait accomplie, surtout, sous la longue influence du régime féodal. Et que si, plus tard, comme la France ou la Grande-Bretagne, l’Allemagne était devenue pour toujours une « nation unie, » l’unité lui aurait rendu son ancien goût natif de liberté. « Mais la persistance de l’esprit féodal a maintenu durant des siècles la division de l’Allemagne en une multitude de petits États, et dont chacun a été gouverné, tout au long des générations, par un prince qui combinait dans sa personne les exigences dominatrices d’un seigneur féodal et d’un chef de tribu. »

Voilà donc pourquoi les Allemands sont, aujourd’hui, « le peuple