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A bien d’autres égards encore, le son du canon, le bruit de la bataille intéresse les physiciens ; grâce à lui, l’Acoustique, cette branche naguère un peu négligée de la philosophie naturelle, se trouve avoir repris un rang important. C’est qu’elle n’aborde pas seulement aujourd’hui des questions de pure science, mais aussi et surtout des problèmes de tactique scientifique où nous avons eu quelques résultats heureux dont je ne manquerai pas d’entretenir mes lecteurs quelque jour, quand on pourra le faire sans indiscrétion.


En écrivant au début de cette chronique que la bataille moderne est plus un concert qu’un spectacle, qu’elle produit une musique plus intense que sa vision, n’ai-je point outrepassé légèrement les bornes de la scientifique prudence ? Qu’est-ce qui nous autorise en effet à comparer entre elles l’intensité d’un son et celle d’une lumière ? Rien assurément, car il s’agit là de sensations disparates et qui n’ont point de commune mesure. — Pourtant, il est une base qui, jusqu’à un certain point, doit nous permettre de comparer les intensités fugitives et fallacieuses de nos sensations, c’est ce que les physiologistes appellent un seuil. Le seuil d’une sensation, c’est l’intensité minima qu’elle doit avoir pour être perçue. Par exemple, la sensation produite par le son d’un violon à trois kilomètres a une intensité inférieure au seuil. Celui-ci sera atteint lorsque, me rapprochant du violon, je commencerai à l’entendre. Et alors, en disant que l’intensité sonore de la bataille est supérieure à son intensité visuelle, j’ai voulu dire ceci : presque toujours dans cette guerre le seuil des sensations auditives produites par chacun des divers engins et des divers phénomènes du combat est atteint bien avant le seuil des sensations visuelles correspondantes. Ainsi, pour en prendre un exemple que tout le monde a déjà remarqué, le bruit de l’hélice d’un avion, en vol très haut dans le ciel est perçu bien avant que l’avion ne soit visible ou remarqué, et son intensité parait d’une puissance hors de toute proportion avec l’importance de ce petit insecte glorieux perdu là-haut comme une poussière dans son bourdonnement énorme. Tout donne cette impression très particulière dans la bataille actuelle, et même hors de la bataille puisque, à 250 kilomètres, on en entend encore l’écho rugissant sans en soupçonner le moindre reflet.


CHARLES NORDMANN.