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« grande retraite » dont il nous avoue qu’elle ne laissait pas de lui causer un mélange d’inquiétude et de sourde colère, — celle-ci encore aggravée par la vue du placide optimisme de son entourage. Et pourtant M. Liddell reconnaît aujourd’hui que son entourage avait raison contre lui. L’un des derniers chapitres de son livre est intitulé : La fin de la grande retraite. Nous y lisons avec quelle rapidité merveilleuse l’armée russe qui, la veille encore, lui semblait hors d’état même de se défendre, s’est mise depuis lors en posture offensive, de telle sorte qu’il n’a plus été possible à l’ennemi d’avancer d’un seul pas. « Notre miracle russe ! » me disait naguère, de ce brusque sursaut, l’un des assistans du général Broussilof. Et bien que, ici encore, l’observation trop « positive » de M. Liddell échoue à nous faire apprécier l’importance, à la fois, et l’insigne beauté poétique du « miracle, » il n’en résulte pas moins de la lecture de son livre qu’une nation d’ « enfans » est parvenue à contenir le choc puissant d’une armée d’ « hommes mûrs, » sans pareille au monde pour sa science de la chimie, et la force pratique de sa « méthode, » et son indépendance de tous scrupules moraux. Veut-on avoir un nouveau trait, par exemple, du mépris souverain de cette armée allemande pour les « enfantillages » que sont, à ses yeux, le droit des gens et la simple pitié, — le simple souci de respecter en soi l’élément qui met l’homme au-dessus de la bête sauvage ?


Le lundi 30 août, nous avons vu arriver à Narewka un soldat russe qui venait d’échapper à la prise des Allemands. Sa veste d’uniforme était tachée de sang, et nous découvrîmes avec horreur qu’une moitié de sa langue avait été arrachée, depuis la pointe jusqu’à la racine. Je me trouvais avec M. Gordof, délégué de la Croix-Rouge et deux médecins militaires, lorsque l’homme ainsi mutilé a mis par écrit son histoire. Je reproduis en même temps ici une photographie que j’ai faite à ce moment[1].

Le soldat, Siméon Pilouguine, était canonnier de la quarante-et-unième brigade d’artillerie. Pendant la retraite du 26 août, l’excès de fatigue l’a empêché de suivre ses camarades. Une patrouille de cavalerie allemande, l’ayant trouvé couché au bord de la route et presque évanoui, l’a conduit devant un officier.

L’officier, lui parlant en langue russe, s’est offert à lui payer tous les renseignemens qu’il consentirait à donner : mais le soldat n’a point voulu accepter d’argent. Alors l’officier lui a posé diverses questions. « Combien y avait-il de régimens russes dans la région ? En quel endroit arrivaient les munitions pour l’artillerie ? Combien de munitions sa compagnie avait

  1. Et combien je regrette de ne pouvoir pas reproduire, à mon tour, cette photographie, si horrible qu’elle soit ! De telles images en disent plus long que tous les récits, sur la « culture » allemande. (T. W.)