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compagnons dans ce qu’ils appellent des « tombes fraternelles. » Les victimes du gaz asphyxiant y furent placées vêtues de leurs uniformes, après que, simplement, l’on eut vidé leurs poches pour en envoyer le contenu à leurs familles, M. Liddell nous fait une description touchante du contenu de ces poches de soldats russes. « Presque chacun d’eux avait une bourse, mais le plus souvent vide, ou bien avec quelques sous de cuivre. Beaucoup de bagues d’argent, dont la plupart s’ornaient étrangement d’une tête de mort, avec des pierres vertes et rouges en guise d’yeux. L’un des hommes n’avait absolument, dans ses poches, qu’un bouton de métal et un petit morceau de sucre tout souillé. Un autre avait une photographie de femme à peine distincte, enveloppée dans un morceau de toile rouge. Quelques-uns avaient des portefeuilles renfermant des lettres, des photographies de leurs parens et d’eux-mêmes. Ces dernières montraient de superbes figures d’hommes à la mine franche et brave, contrastant de la manière la plus tragique avec les misérables ruines humaines que ces jeunes héros étaient devenus en moins d’une journée. Et puis il y avait encore des clous, des bouts de ficelle, toute sorte d’objets comme l’on en trouve, chez nous, dans les poches des gamins de l’école primaire. »

Autour des deux « tombes fraternelles, » creusées pour ces centaines de morts de la nuit du 30 mai, s’étendait un petit cimetière dont chaque croix était constamment entretenue et fleurie par les blessés du camp ou par des femmes polonaises de la région. Sur les croix, des mains malhabiles avaient inscrit des vers d’une poésie naïve et charmante, comme ceux-ci : « Chers enfans de la Pologne, lorsque viendra le mois doré de mai, — apportez-nous des fleurs, car c’est pour votre pays que nous sommes morts ! » Ou bien encore ; « Ne soupire pas, chère forêt ! — Tu ne saurais souhaiter de meilleurs frères — que ceux qui dorment ici d’un sommeil reposant ! »

Et à peine le personnel sanitaire du camp commençait-il à oublier un peu l’émoi de cette catastrophe de la dernière nuit de mai, que soudain les Allemands, ayant « repéré » l’emplacement d’une ambulance où leurs soldats, comme je l’ai dit, étaient traités avec le même soin que les blessés russes, se sont mis lâchement à la bombarder ! Le matin du lundi 7 juin, pendant que M. Liddell déjeunait sous sa tente, un obus est venu éclater presque devant ses yeux, et puis un autre et un autre, dont aucun, par bonheur, n’a atteint son but. Sur-le-champ, les infirmières ont commencé à transporter ailleurs la centaine de blessés. Des paysans, cette fois encore, étaient accourus pour