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On s’enquérait ensuite de la destinée des ballons ; on observait les girouettes pour suivre le vent ; on savait les accidens qui avaient abimé certains ballons dans les lignes ennemies ; on apprenait l’heureux passage de quelques autres par le retour des pigeons.

On rêvait, à chaque fois, que ces bienheureux pigeons porteraient avec eux une ligne, un mot, en échange des longues lettres qu’on avait écrites. Bien rares étaient les privilégiés, à qui l’assurance était donnée que les chers êtres du dehors étaient toujours en vie, — assurance toute sèche, mais où tant de joie était déjà contenue ! Nul n’était prêt à goûter cette joie mieux qu’Aubert. Il a comme une fringale de cordialités de famille. Dans la suite de ses jours solitaires, les dates qui passent lui ramènent les anniversaires, tristes ou joyeux, un deuil ou bien une fête. Le 4 novembre, il écrit en post-scriptum : « Et c’est pourtant ma fête ! » Un autre jour, il voit passer l’échéance de ses cinquante ans. Mélancolique pensée. Un jour, il est de garde ; c’est le 23 octobre, et c’est la date du mariage de sa fille, béni quelques années plus tôt par cet être angélique qui fut son élève, l’abbé Henri Pereyve. Cette fois, tant bien que mal, il a fallu qu’il en fit une fête, et, muni de deux bouteilles de Corton, tirées de sa cave et apportées à la barrière d’Italie, il a organisé une petite bombance, avec trois camarades, dans une guinguette près des remparts. On a bu, la larme à l’œil, aux époux lointains !

Et les petits-enfans ! Un jour, place de la Bastille, il a vu, hésitant à passer la rue, une dame, avec une petite fille, grande comme une des siennes. Il dit : « Je me suis offert à porter la fillette, pour tenir un instant dans mes bras un être qui me rappelât mes petits chéris. »

Voilà où il en était, quand les nouvelles lui sont venues. La lettre que voici, la scène qu’elle évêque me semblent faire partie du tableau du Siège, de la psychologie du Bourgeois de Paris dans sa sinistre séquestration :

« Que vous êtes de bons et aimables enfans, mes chers amis ! Quelle joie vous m’avez donnée au milieu de tant d’amertumes ! Dans la soirée de mardi, j’étais blotti chez moi, bien tristement, et je m’étais endormi sur mon divan ; à onze heures, deux gros coups de sonnette me réveillent. Je cours à ma porte, et j’y trouve un employé du télégraphe, qui m’annonce une dépêche