Page:Revue des Deux Mondes - 1916 - tome 34.djvu/800

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

allemands. Tels sont les fruits que la Russie tirera de cette collaboration qui fait également honneur aux deux pays alliés. Mais cela, ce ne sont pas seulement les autorités militaires impériales qui l’ont compris. L’initiative privée s’en est aussi mêlée. Je sais tel riche marchand de Moscou, un de ces kouptzi dont l’audace dépasse souvent celle des hommes d’affaires américains, qui a fourni des fonds considérables pour l’installation d’une usine de guerre conforme au plan français, et la hardiesse de ce négociant moscovite a permis de réaliser d’un seul coup ce qui, sans lui, eût demandé des formalités, peut-être de longs délais.

Le koupetz, qui avance plusieurs millions de roubles pour la fabrication des explosifs selon la formule française, fait peut-être une affaire. Pourtant, il a confiance dans son pays, un sentiment national l’anime, il désire, il veut aider la victoire. La même passion, la même volonté se retrouvent dans une tout autre sphère. Deux moines, l’an dernier, deux dignitaires du clergé noir, se présentaient au colonel P… « Nous avons dans notre monastère, dirent-ils au chef de la mission française, des tours, de la main-d’œuvre. Nous pouvons produire tant d’obus par jour. Nous venons nous mettre à votre disposition. »

Ces moines étaient les supérieurs du couvent fameux de Serghiévo-Troïtsa (on dirait, à peu près, en français, la Trinité-Saint-Serge), qui se trouve à soixante verstes de Moscou. La « laure » de Troïtsa est assurément pour le voyageur une des plus remarquables curiosités de l’Empire, quelque chose de plus frappant que la laure de Saint-Alexandre Nevsky ou que celle de Kief, quelque chose, peut-être, de plus étrange encore que le Kremlin lui-même. Illustre à travers la Russie orthodoxe, ce monastère est une ville. Il est même une citadelle. Sans doute, ses tours et ses murailles ne tiendraient pas longtemps contre l’artillerie de notre siècle. Mais, au temps des faux Démétrius, les Polonais l’ont vainement assiégé. En 1812, les Français, dit-on, se seraient mis en marche pour s’emparer de ses richesses, et la légende veut qu’une intervention miraculeuse les ait égarés dans les forêts voisines. « En sorte, disait avec énergie le successeur des moines militans qui nous montrait l’étrange forteresse, en sorte que jamais l’étranger n’a foulé ce sol sacré. Depuis l’expulsion des Tartares, cette terre a toujours été russe, ces sanctuaires n’ont jamais été