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l’armée austro-hongroise, jusque dans ses élémens solides et attachés à leur drapeau, n’est pas encore parvenue, il s’en faut de beaucoup, à ressembler à l’impitoyable machine de guerre qu’a montée la Prusse. Dans le soldat autrichien, il arrive que le soldat russe retrouve un homme. Quant au soldat allemand, c’est, comme il dit, le « diable, » c’est-à-dire un ennemi cruel, orgueilleux, entêté, fécond en maléfices et en ruses, avec qui nulle communication n’est possible. Plus d’une fois, emportant d’assaut les tranchées allemandes, les voyant aménagées avec tant de soin, avec un esprit industriel si pratique, le soldat russe s’est étonné dans son bon sens : « Puisqu’ils ont tout ce qui nous manque, disait-il des Allemands, que viennent-ils chercher parmi nous, si ce n’est la domination de nos corps et de nos âmes ? » Et c’est ainsi que le paysan russe a conçu l’Allemagne méphistophélique.


J’ai entendu en Russie, surtout pendant la première partie de mon séjour, beaucoup de plaintes au sujet de la préparation de la guerre. Il va sans dire que « le gouvernement » était, neuf fois sur dix, rendu responsable de ces lacunes et de ces insuffisances. A quoi un Français ne pouvait s’empêcher de répondre :

— Ah ! prenez garde que vous reprenez exactement, de votre point de vue libéral, les reproches que l’opposition de droite, en France, adresse au Parlement.

La vérité est que l’Allemagne, par sa guerre « préventive, » a surpris la Russie en pleine réorganisation militaire, une réorganisation qui ne devait produire ses effets que des années plus tard. Ah ! certes, non, ce n’est pas en Russie qu’il faut venir, si l’on veut découvrir les traces du prétendu complot et de l’agression dont l’Allemagne s’est dite la victime. Comme la France, comme l’Angleterre, le conflit européen a trouvé la Russie en véritable état d’innocence. On ne savait pas ce que serait cette guerre. On ne calculait pas les efforts, surtout l’effort industriel, qu’elle exigerait. On a été trop long à reconnaître l’importance des munitions. Mais cette faute, est-ce que, à des degrés divers, ce n’a pas été celle de tous les Alliés ? Les Russes ont peut-être seulement commencé à la reconnaître et à la corriger plus tard que nous.