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descendance, dans leur propre chair… Cette idée, qui réveille le dogme antique de la réversibilité, est aussi, en définitive, celle qui, traduite politiquement, a fondé la Triple Entente. Peut-être, comme Michelet l’a écrit dans son petit livre si curieux, daté des premiers jours de 1871, La France devant l’Europe ; quelques-uns avaient-ils cru alors que le désastre de la France serait un événement heureux, qu’il ouvrirait toute l’Europe à la Russie. Mais l’empereur Alexandre II, qui avait bu à la victoire prussienne de Wœrth, avait été le premier à revenir de cette erreur, à distinguer le péril allemand. Dès l’alerte de 1875, il avait tracé l’esquisse de la coalition anglo-franco-russe, indiqué le redressement d’équilibre que l’avenir devait imposer. A cet égard, la doctrine politique de la Russie est aujourd’hui établie avec force. La guerre l’a solidement fixée et, la presse aidant, elle l’a vulgarisée aussi. C’est pourquoi l’on peut dire que cette conception d’hommes d’Etat est devenue une idée presque populaire.

Cependant, sur trois fronts, la Russie combat trois ennemis différens. Et cette diversité même donne à sa guerre des formes, des aspects et des caractères multiples. Au Caucase, c’est avec le Turc que le soldat russe est aux prises. Et le Turc est « l’ennemi héréditaire, » celui contre lequel il a toujours fallu se battre, contre lequel le peuple nourrit des querelles et des rancunes historiques. De ce côté, les objectifs aussi sont traditionnels. Ils sont compris et sentis de tous. Il s’agit d’achever le vieux programme national, d’arriver à la mer libre, besoin vital. Il s’agit d’ouvrir à la Russie une nouvelle fenêtre, l’issue de tout temps désirée : et cette idée, cet instinct, cette espérance donnent des ailes aux armées du grand-duc Nicolas qui envahissent l’Asie Mineure… Mais, sur le front autrichien, changement de physionomie Là se trouve un adversaire bariolé, tantôt hongrois, tantôt croate, tantôt tyrolien, mais des rangs duquel sort parfois quelque Tchèque, quelque Triestin qui fraternisent. Nous avons vu, dans les rues de Kief, se promener, presque en liberté, des groupes de ces « prisonniers » volontaires qui semblaient avoir retrouvé une patrie. Sur ce front, plein de surprises, les soldats russes ressentent obscurément que la guerre qui se fait est une guerre politique, qui ne met guère en jeu les passions nationales, puisque, au contraire, il arrive que l’on se retrouve entre frères de même race. Et puis,