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Ce serait une erreur de croire que la Russie ne s’aperçût que peu de la guerre. On est tenté de se l’imaginer, en raison des colossales distances de l’Empire, qui sont toujours censées changer les proportions des choses, et de ses ressources en hommes qui sont en effet les plus vastes dont dispose aucun État. La Russie a mobilisé des millions et des millions de soldats. Il lui en faut pour mener la guerre sur trois fronts, depuis Riga jusqu’aux bords de l’Euphrate. Il lui en faut pour assurer l’ordre jusqu’en Perse, veiller sur le ruban de ses frontières asiatiques, maintenir en respect les brigands de Mongolie. Et elle en trouve, elle en trouvera longtemps dans son énorme population masculine, si vigoureuse, où l’élément rural domine plus qu’en aucun autre pays. Cet hiver, nous avons vu appeler sous les drapeaux de nombreuses catégories (étudians, fils de veuves, aînés de familles nombreuses), qui, jusqu’ici, étaient légalement dispensées de servir. C’étaient de beaux et robustes jeunes hommes, qu’on instruisait et qu’on entraînait dans les rues, sur les places de Petrograd, jusque sur la vaste Neva glacée, et dont le bon équipement, neuf et soigné dans les détails, frappait le regard : les officiers turcs, après la prise d’Erzeroum, n’ont-ils pas dit que les Russes avaient gagné la partie avec leurs bottes ?… Ce sont ces solides recrues qui viennent de renforcer les armées de Rroussilof et qui ont permis à l’armée russe de prendre sa brillante offensive d’été.

Ces levées ne se font peut-être pas sentir sur l’ensemble de la vie autant que la mobilisation l’a fait en France. Pourtant, à Pétrograd, l’isvotchik, le traditionnel cocher rembourré de plume, à la ceinture voyante, est devenu plus rare et plus exigeant aussi. L’hiver dernier, le chauffage a été un problème assez sérieux pour les habitans de la capitale : les bras ont suffi avec peine à abattre le bois nécessaire et, surtout, les moyens de communication, occupés par les exigences militaires, n’ont plus été en rapport avec les besoins d’une capitale excentrique. C’est ainsi qu’une certaine crise des approvisionnemens est survenue et qu’il a fallu recourir au moyen héroïque des jours sans viande dans un pays agricole qui produit toutes choses à foison.

La vie de société et la vie de plaisir, surtout, ont reçu des