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M. Thiers au duc de Broglie, ambassadeur à Londres.

Bordeaux, 6 mars 1871.

Mon cher ami,

Vous ne m’avez pas écrit, mais vous avez écrit à M. Jules Favre, et c’est l’essentiel. Nous avons mené une vie cruelle depuis votre départ. J’étais élu le 17 février, j’avais fait le ministère le 19 ; j’étais le 20 à Paris, le 21 à Versailles. Rien ne peut vous donner une idée de tout ce que j’ai souffert. Nous étions dans la position d’une armée réduite à se rendre à discrétion et par conséquent dans l’impossibilité de résister. J’ai résisté pourtant et quelquefois avec violence. On voulait nous ôter les trois quarts de la Lorraine : nous en avons conservé les quatre cinquièmes, mais nous avons perdu Metz. La question était entre Metz et Belfort. On voulait nous ôter les deux. J’ai porté tous mes efforts sur Belfort, car Metz ne ferme rien et Belfort ferme la frontière de l’Est et surtout celle de l’Allemagne méridionale. La lutte a duré neuf heures. Enfin, j’ai recouvré Belfort. La question financière a été plus mal résolue que la question territoriale. Le motif, c’est que, voulant réduire nos armemens militaires, comme Napoléon Ier l’avait fait pour la Prusse, et n’osant l’avouer, on a cherché à nous mettre le frein de l’argent. Il a fallu céder, car l’armistice n’avait plus que vingt-quatre heures de durée. Mais, en trois ans, il n’y a que deux milliards de dus. J’ai signé la douleur dans l’âme, et je l’ai fait pour tirer la France des mains de l’ennemi. Nous verrons plus tard.

Maintenant, je travaille à tout réorganiser et tout est à reprendre, de la cave au grenier. La Chambre est pour moi parfaite de confiance et je dirai de bonne volonté. Mais elle est travaillée de divisions profondes. Je la rallie à la pensée qui est celle de la situation, à la pensée de réorganiser, œuvre à laquelle tout le monde peut dignement mettre la main. Jusqu’ici cette pensée conserve sa puissance de ralliement.

Aujourd’hui vient la grave question de la translation, car nous ne pouvons plus gouverner de Bordeaux. La Chambre a horreur de Paris. Elle consentira à se rendre ou à Versailles ou à Fontainebleau. Elle se décidera aujourd’hui.

Les troubles de Paris sont plus une maladie nerveuse qu’autre