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supérieure à cette folle. » Le Génie du Christianisme : « c’est le livre du moment, et qui ne durera qu’un instant ; » pourquoi ? mais parce qu’elle en a ainsi décidé. Chateaubriand l’impatiente : il ne croit pas un mot de ce qu’il dit ; qu’en sait-elle ? « les Français sont fameux pour écrire ce qu’ils ne pensent pas, » et voilà tout. D’ailleurs, elle a trouvé, dans le Génie du Christianisme, des pages « assez intéressantes ; » mais « le style est toujours affecté et tiré par les cheveux : il y a des phrases ridicules et qui ne veulent rien dire. » Elle ne craint jamais de se tromper : elle condamne, elle dénigre ; elle tranche sur tout, avec un entrain qui, d’habitude, est le privilège des illettrés. Cependant, elle est savante. Elle lit sept ou huit heures par jour : et à quoi bon ? Elle est pédante ; et elle écrit au chevalier Cerretani : « Je veux vous distraire, monsieur le chevalier, de vos occupations rurales en venant me rappeler à votre souvenir… Vous êtes très louable de vous occuper de cette besogne, qui était aussi celle de Caton l’Ancien, qui a même écrit sur la cultivation. » Elle conduit ses lectures avec une lourde opiniâtreté : « Je suis occupée du théâtre grec ; j’en suis à Eschyle ! » dit-elle un jour : et elle continuera, chronologiquement. A peine aura-t-elle abattu son Eschyle, sans défaillance, elle attaquera son Sophocle, et puis son Euripide. La tragédie d’Agamemnon lui fait dresser les cheveux, affirme-t-elle. Et « quel mari ! » C’est Agamemnon qu’elle exècre. Quant à la pauvre Clytemnestre, elle lui pardonne et ajoute : « On n’oserait plus mettre au théâtre une femme qui se vanterait d’avoir tué son mari ; » les caractères se relâchent. A présent, une femme tuera son mari, « mais elle en sera au désespoir : » quelle mollesse !

Elle a une théorie de l’existence et, pour ainsi parler, une morale. Ce qu’elle méprisait en feu Charles-Edouard, son mari, c’était « les préjugés de toutes les classes avec les vices des laquais. » Elle est résolument une aristocrate sans préjugés. Elle dédaigne le qu’en-dira-t-on, l’opinion des bonnes gens et les petits scrupules qu’on a si l’on désire ne scandaliser personne. Elle écrit à sa chère Teresa Mocenni : « Dites-moi si on vous laisse tranquille ? Laissez-les dire, nourrissez votre esprit. Votre âme sera au-dessus des commérages, que vous ne devez jamais vous laisser rapporter. Ils ne font qu’avilir l’âme et la rapetisser au lieu de l’élever ! » Elle est déjà un peu nietzschéenne, en quelque sorte. Et si bourgeoise, en quelque manière ! Elle vit dangereusement, avec beaucoup de prudence. Elle a un grand souci de sa gloire et de sa commodité.

Elle ne s’est point lancée à rompre avec le prétendant Charles