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sait regarder. Il n’a pas encore la force d’aller visiter les remparts ni les forts. Il les croit en bon état. On lui dit que les îles de la Seine sont « bourrées de canons, avec 800 coups par pièce ; » il espère que les Prussiens seront « touchés de ces attentions délicates. » On n’a d’ailleurs aucune raison de savoir s’ils assiégeront ou non Paris. En tout cas le siège serait court. Un officier du génie, qu’il rencontre, lui dit : « S’il n’entrent pas en trois jours, ils n’entreront jamais. » C’était alors une opinion universelle ; j’en puis témoigner par moi-même[1]. Personne ne pouvait prévoir l’admirable force de résistance de Paris. L’exilé cependant rassure sa famille sur une interruption possible du chemin de fer, du télégraphe, et donc de la correspondance : « Il faut nous y attendre, » dit-il. Mais si, d’ici quelques jours, le ciel s’éclaircit, il sautera avec joie dans le premier train : « Je m’embarque et je vous arrive. » Les lettres sont pleines de ces incertitudes et de ces espérances que chaque jour varie, pleines aussi de ces petits riens qui sont l’occupation aimable de la vie de famille. Les siens sont revenus en Anjou, et tâchent de lui faire passer quelques victuailles de campagne : ce sont tous ces détails qui donnent la vie au récit.

Il en est de plus poignans. La pensée la plus présente est celle des petits-enfans. Je trouve quelque chose de charmant dans le retour perpétuel des noms, des chers noms enfantins, sous la plume de cet homme énergique et résolu, l’aïeul, qui seul, là-bas, et malade, s’apprête à tenir sa place et à jouer son humble rôle dans le drame qui va commencer.


IV

Car il est malade ; ce feu du sang, que les tourmens du jour ont allumé, lui ôte le sommeil et lui augmente les angoisses. Mais l’approche du danger redouble sa confiance. Il veut croire au mieux, et il va se rassurer près des bons citoyens qui travaillent et veillent, et ne pensent qu’à la patrie :

« Nous sommes ici dans l’attente du grand événement qui doit s’accomplir aujourd’hui ou demain. Peut-être même a-t-il eu lieu hier ; nos armées sont en présence ; mais ce que vous

  1. Le 16 septembre, traversant Paris pour rejoindre le gouvernement de la Défense nationale à Tours, l’amiral Fourichon disait devant moi, à mon père, que le siège ne pourrait dépasser deux à trois semaines.