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voulait les conduire ! Il était terrible. Comme il massacrait nos pauvres devoirs, feignant de ne pas comprendre, discutant, clamant : « Mettez une note ! » Il nous trouvait bien en arrière sur la génération de sa jeunesse, murmurait contre la décadence des études classiques, et l’invasion, déjà, des sports, des langues vivantes et des-arts d’agrément. Nous ne travaillions plus assez dur, et puis nous manquions d’ « idées générales. » Ce mot-là, c’était son tout ; il nous en foudroyait. Quelles formes il prenait d’amusant paradoxe, pour nous inculquer ses principes ! Il faut l’avoir vu foncer, les bras croisés, la lèvre sardonique, l’œil étincelant, sur ses élèves surpris, et, à demi-voix, articuler ces mots : « Mes petits amis, vous n’existez pas ! » Cela voulait dire : « Vous n’avez pas d’idées générales. »

Il les voulait générales, mais il les voulait personnelles. Il n’aimait pas l’honnête « fort en thème, » et lui préférait un élève même un peu insoumis, mais révélant un caractère. Il ne voulait pas que les prix de l’enseignement fussent « des prix de vertu, comme à Nanterre. »

Quelles étaient ses doctrines personnelles, morale haute, civisme antique, amour de l’ordre et de la liberté, foi en Dieu, christianisme solide et large, à la manière de l’ancienne France, on le découvrira en lisant ses lettres[1].


II

Il écrit la première, en classe, pendant que ses élèves composent ; c’est en classe que j’ai voulu, autant qu’il est en moi, le faire apercevoir, avec sa figure, son attitude, son geste, son action, avant de lui donner la parole.

C’est le 15 juillet, alors qu’il ignore encore les événemens qui se sont passés à la Chambre pendant la séance de nuit : « Je comptais vous écrire hier ; mais j’ai fait comme la Chambre ; mon attente a été vaine. A six heures, comme les journaux vous l’auront appris, tout a été remis en question, et c’est aujourd’hui seulement qu’on saura ce qui a été décidé. Vous comprenez l’angoisse générale ! Les déconfitures de Bourse me touchent peu. Ma compassion pour les haussiers et les baissiers

  1. M. Aubert (Jacques-Charles), né à Paris le 29 décembre 1820, entra à l’École normale en 1840, professa à Angoulême, à Angers, puis à Paris, où il occupait la chaire de rhétorique à Louis-le-Grand depuis 1859.