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— « L’année a donné une grande provende de poètes… »

— Vous dites ?

— « Une grande provende… » répéta Baudelaire.

— Assez ! clama M. Rinn. A vous, Feuillet !

Et M. Aubert triomphait. Mais en sachant ses aversions, nous ne savions pas tout. Plus tard, quand je n’étais plus son élève, et que j’allais le voir, fumant sa pipe, sur son balcon de la rue Thénard, en vue des arbres du square Cluny, je découvrais, en l’écoutant, bien des choses. Dans sa jeunesse, il avait côtoyé des cénacles de lettres, connu Balzac quelque peu, et beaucoup Musset, qu’il aimait fort. Mais il aimait fort peu George Sand, qu’il se rappelait dans son logis de garçon, rue Racine. Il racontait sur tout ce monde des histoires un peu vives. Il racontait à merveille. Je me disais qu’il aurait dû écrire ses souvenirs. Il n’écrivit ni cela, ni autre chose, malgré maints projets ébauchés. Ses amis le déploraient, et entre autres Saint-Marc Girardin, avec lequel, sauf sur ce point, il s’entendait à merveille. Etait-ce paresse et flânerie ? Je ne sais. Mais plutôt, je pense que son tempérament faisait de lui surtout un orateur. Sa parole a régné sur des générations de jeunes gens. Il faisait une classe oratoire, et il était sans doute de cette race des meilleurs rhéteurs de Rome, dont rien ne nous reste, mais que leurs disciples portaient aux nues. « J’ai le sentiment, me dit un vieux camarade, qu’il travaillait peu pour sa classe, et ne nous apprenait pas grand’chose ; mais il avait une manière à lui, qui nous prenait. » Il était ardent, tumultueux, enthousiaste, ironique. Il avait un beau regard bleu, humide, au milieu d’un visage rose et frais, encadré de cheveux blancs courts, rudes et frisés. La voix était belle, nuancée, d’un timbre chaud ; il la dirigeait avec art.

C’était un lecteur sans pareil ; quand il nous déclamait, passionné, persuasif, tels vers d’Horace ou de Virgile, telle page de Bossuet, « l’inflexion seule de la voix valait un commentaire. » Nos jeunes cerveaux en recevaient une incroyable impression. Nous nous rappelons, chacun, telle pensée, tel mot, avec l’accent qu’il y a donné, et non pas autrement. Il éveillait notre réflexion : « Quand je ne devrais à Aubert que certains momens de joie, je serais un ingrat si je l’oubliais. » Ainsi parle le même camarade.

En revanche, malheur à ceux qui ne le suivaient pas où il