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Saint-Empire, que Charlemagne bâtit sur le ferme assentiment des multitudes latines. La preuve la plus remarquable de la prééminence accordée aux intérêts généraux de la société chrétienne sur les intérêts particuliers de chaque race fut le religieux entêtement des croisades, continuées pendant trois siècles pour que les chrétiens d’Orient ne fussent plus séparés de la civilisation chrétienne. Elles furent surtout l’œuvre de l’Italie et de la France. Et si l’Espagne n’y parut guère, c’est qu’elle en soutenait une plus continue encore, sur son propre sol. Il y avait entre ses diverses régions si peu d’unité qu’on les appelait les Espagnes ; ces dissidences avaient favorisé l’établissement des Maures. Mais comme toutes les Espagnes étaient unes par la foi, elles étaient de la même civilisation, et comme cette civilisation leur semblait le plus grand des biens, chacune d’elles se sentait obligée envers toutes les autres à les délivrer de l’Islam. En vain il est maître de presque toute la péninsule, elles ne comptent ni les chances, ni les périls, elles commencent sans hésitation les huit siècles de misère qu’elles vivront sans défaillance : première et longue acceptation de la morale que, pour un peuple comme pour un homme, le plus impérieux devoir est le plus certain intérêt. Unifié par la lutte et par la victoire, ce peuple reste le serviteur de la même cause : en faveur de la civilisation que l’Islam tient toujours captive en Orient, il est prêt encore quand la France est lasse, et Lépante, la dernière splendeur des croisades, est une gloire espagnole.

Cette consécration d’un peuple à une idée reçut sa récompense, égale au sacrifice. C’est des Asturies, seules échappées aux Maures, qu’était partie l’entreprise de rendre l’Espagne à la chrétienté, et l’Espagne désormais avait pour colonie le plus vaste et le plus riche des continens. Par cette conquête se continue la même œuvre. Colomb est poussé par la sollicitude d’apporter aux multitudes inconnues, qu’il devine, la civilisation ; c’est pour accroître cette civilisation que Ferdinand et Isabelle demandent les terres nouvelles au Pape, alors accepté comme le juge suprême du droit ; et Alexandre accorde le bénéfice à la condition de l’apostolat. L’apostolat fut vite primo par le brigandage, le sort des populations devint atroce : mais il parut atroce, dès lors, parce que le devoir, transgressé par les actes, continuait à tourmenter les consciences. Contre les