Page:Revue des Deux Mondes - 1916 - tome 34.djvu/448

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

portent le fusil sur l’épaule gauche, et voilà l’uniforme khaki, la casquette plate, la blouse de sport à quatre poches avec ceinturon de cuir fauve et chapelet de cartouchières en sautoir, les bandes de drap enroulées aux jambes depuis le bas de la culotte jusqu’en haut du brodequin… Le commandant, amusé de leur étonnement, permit aux chanteurs de faire halle et de dire qui ils étaient. Cela n’alla pas tout seul : nos bons campagnards ne savaient peut-être pas très bien où est situé le Canada, ni ce qui a pu s’y passer au temps de Louis XV. Mais on leur expliqua la chose, et alors ce fut à qui trinquerait avec les « cousins d’Amérique. »

N’est-ce pas un des plus bizarres effets de la guerre que ce retour des Canadiens-Français au « vieux pays ? » Un jour peut-être, l’un d’eux nous dira ce qu’ils ont ressenti en foulant le sol sur lequel sont nés leurs ancêtres, et en voyant de leurs yeux cette France dont ils avaient si souvent rêvé. Beaucoup, hélas ! n’y revenaient que pour y trouver un tombeau, et les glorieux survivans n’en ont guère vu jusqu’à présent que les régions dévastées, la zone des ruines et de la mort. N’importe, ils en ont vu assez pour savoir si, depuis les temps de Jacques Cartier ou de Champlain, de Frontenac ou de Montcalm, la race française s’est abâtardie. Ils avaient souvent entendu répéter que nous étions une nation frivole ; ils avaient même entendu dire, propos courant en Amérique et ailleurs, que nous étions une nation finie. Ils savent désormais à quoi s’en tenir sur notre « décadence ; » ces liens de parenté qui les attachent à nous, ils savent qu’ils peuvent en être plus fiers que jamais. Qu’ils sachent aussi avec quelle sympathie fraternelle nous avons salué leur arrivée parmi nous et leurs premiers exploits. Ils ne m’en voudront pas si j’ajoute que notre sympathie ne distingue pas entre eux et les autres soldats du Dominion, non plus qu’entre ceux-ci et les autres soldats de l’armée britannique. Tous combattent avec nous le bon combat, tous ont mêlé leur sang à celui des nôtres dans les champs de la Flandre ou de l’Artois ; et que le mot Canada soit ou non gravé sur le cuivre des pattes d’épaule, nous n’honorerons jamais trop cette tenue khaki dont la couleur, selon la belle expression de M. Asselin, « s’est pendant déjà tant de mois confondue avec la terre de France. »


ANDRE LE BRETON.