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sir Wilfrid Laurier, était là, droit et fier sous sa couronne de cheveux blancs. Je revois ce large front, ces yeux vifs, ces lèvres fines.

La même scène, à peu de chose près, s’est renouvelée pour moi à Montréal et à Québec. De nouveau, je me suis senti chez des compatriotes.

Il n’y a rien de plus étrange ni de plus touchant que cette obstinée survie de la race au Canada. En vain, il a cessé depuis un siècle et demi d’être à nous : la France n’y est pas seulement aimée, elle y est vivante. Et le plus singulier est que cette France qui vit là est, à beaucoup d’égards, la France d’autrefois. On dirait qu’elle s’y est conservée par une sorte de miracle. Les Canadiens de souche française sont, en somme, des Français de l’ancien régime. Ils en ont le bon sens malicieux, la foi monarchique et la foi religieuse ; ils en ont le vocabulaire et la prononciation. Que dis-je ? l’empreinte est visible jusque dans leur être physique. Plus d’une fois, dans les rues de Québec, j’ai cru voir passer la France du XVIIIe siècle. En apercevant ces visages ouverts, hardis et gais, la plupart entièrement rasés selon une mode qui fut d’abord française, je reconnaissais d’anciens portraits ; un peu de poudre sur les cheveux, et l’illusion eût été complète. Je disais à M. Turgeon, président du Conseil législatif : « Vous avez l’air du colonel de Royal-Infanterie, » — et M. Laurier me faisait penser à Rivarol, un Rivarol qui, au lieu de mourir à quarante-huit ans, eût vécu tête haute jusqu’à soixante-quinze.

Il y a évidemment pour nous quelque mélancolie à parcourir le beau domaine que nous avons jadis négligé de défendre. La devise inscrite au blason de Montréal : « Je me souviens, » nous semble une plainte lointaine et un tendre reproche. Mais plutôt que de nous attarder à de vains regrets, ne devons-nous pas être fiers d’un souvenir qui nous demeure si fidèle, et louer l’Angleterre de n’en avoir jamais pris ombrage ? Quand bien même la grande nation, qui fut longtemps notre rivale, ne serait pas devenue notre amie et notre alliée, il faudrait admirer son incomparable libéralisme et la sagesse de ses méthodes administratives. Il faudrait l’admirer, parce qu’elle a toujours et partout respecté les droits de l’âme humaine ; parce qu’en s’établissant sur les bords du Saint-Laurent elle a permis aux premiers possesseurs de conserver leurs