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avec nous, travaillent pour nous. C’est un fait, et j’en pourrais fournir mainte preuve. Qu’il me suffise de renvoyer les sceptiques, ceux qu’a pu d’abord déconcerter l’attitude du président Wilson, à la brochure du grand romancier, Owen Wister, récemment traduite sous ce titre : La Pentecôte du malheur. Ils y verront, non sans émotion, ce que pensent les vrais Américains, et je dirais même ce que souffrent les plus nobles d’entre eux.

Faut-il l’avouer pourtant ? J’avais le cœur un peu serré. J’entendais dignement parler de la France, j’entendais glorifier ses soldats, je voyais de jolies mains fines tricoter pour eux des passe-montagnes et des chandails ; mais enfin personne en parlant d’eux ne disait : « nos soldats ; » en parlant de ceux qui ont péri, personne ne disait : « nos morts. » Autour de moi la vie normale suivait son cours, vie de plaisirs pour les uns, vie d’affaires pour les autres. La langue, les usages, la structure des édifices, tout me rappelait que j’étais à l’étranger ; et cela est dur en de pareils jours.

Le chemin de fer qui va de New-York à Ottawa, remonte la rive gauche de l’Hudson. C’était l’hiver, une fin d’après-midi humide et grise. Les « gratte-ciel » disparurent derrière moi ; sur la rive opposée surgit la longue rangée de roches basaltiques, bizarrement découpées en colonnes, qui plonge à pic dans le fleuve ; dans la brume du soir, des vols d’oies sauvages tournoyèrent au ras de l’eau : la nuit vint. De temps à autre, le train traversait une ville, plus violemment illuminée que ne l’est Paris un soir de 14 juillet, et j’étais soudain aveuglé par des flots de lumière électrique, par le flamboiement de mille réclames rouges, vertes ou bleues. Puis le nègre du Pullman fit son entrée, avec son éternelle veste blanche et son éternel sourire, prépara ma couchette, tira les rideaux…

Quelle surprise au réveil, ou plutôt quel émerveillement !

Nous avons franchi la frontière, nous sommes au Canada, et sous un ciel bleu, sous un clair soleil, se déploie le radieux hiver. La neige, la neige à perte de vue ; une vision de féerie ! Aux fils télégraphiques, aux branches des sapins poudrés à frimas pendent d’étincelantes baguettes de glace. Je ne distingue ni plaines, ni collines, ni barrières, ni cours d’eau : partout l’immense tapis resplendissant, partout la même blancheur immaculée.