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et qu’il devinera toujours trop tôt. Mais, outre les avantages matériels qu’assure la présence des habitans, elle exerce une salutaire influence sur le moral des troupes au repos. Que de regrets, pendant les accalmies parfois assez longues en Champagne pouilleuse, attisait le souvenir de la Woëvre et du bois Le Prêtre au vacarme infernal, mais à qui l’accueillante et plantureuse Lorraine donnait tant de charmes !

Certes la relève des tranchées ne ressemble pas à une partie de plaisir ; mais chacun reprend contact dans les cantonnemens populeux avec l’existence à peu près normale des pays civilisés. Tous y détendent leur esprit : ils y voient d’autres humains que leurs compagnons habituels de misère et de bataille ; ils y font laver leur linge et réparer leurs vêtemens. Presque tous, en souvenir de la mort qui les a frôlés, sentent s’aviver ou se réveiller leur foi religieuse, et la plupart s’accoutument à chercher dans l’assiduité aux offices du soir une garantie contre les risques prochains. Beaucoup, en échange d’un matelas ou d’une botte de paille supplémentaire. se rendent utiles ; ils aident leurs hôtes dans les travaux agricoles ou remplacent les ouvriers absens chez les patrons que la guerre a désemparés.

Ainsi, proche du champ de bataille, l’agriculture ne manque plus de bras. Cette affirmation paradoxale ne sera pas contredite par tous ceux qui ont vu pendant ces temps troublés les terres bien cultivées donner d’abondantes récoltes. C’est en effet un spectacle peu banal que celui des cultivateurs poussant la charrue ou balançant la faux à quelques centaines de mètres des tranchées avancées. Mais ces oasis de jardins, de vergers et de champs rendent plus pénible le contraste des immensités incultes qui les entourent, déchiquetées par les tranchées et les boyaux, parsemées d’excavations où sommeillent des projectiles intacts dont le réveil accidentel, plus tard, sera terrible, hérissées de boursouflures qui dissimulent mal des tombes entr’ouvertes, jalonnées çà et là de petites croix sans nom.

À cette population flottante des villages du front s’ajoutent des colonies stables de militaires que leurs fonctions exemptent du séjour périodique dans les tranchées. Chaque localité possède sa petite garnison ; territoriaux employés à l’établissement des positions successives et des voies ferrées ; conducteurs et scribes des trains régimentaires et des compagnies hors-rang ; états-majors des brigades et des divisions ; escadrons divisionnaires et