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coutumes séculaires sont contrariés, désorganises par les « consignes de la Place » et les ordres des majors de garnison, Les réfugiés ont tout quitté, souvent tout perdu. Les natifs sont contraints de nettoyer leurs cours, de renoncer au libre usage de leurs granges et de leurs caves, de faire disparaitre les beaux tas de fumier dont ils s’enorgueillissaient, de s’enfermer quand la nuit tombe. Leurs actes, leurs gestes, leurs correspondances sont surveillés, épiés, contrôlés. Ils ne peuvent aller et venir sans laissez-passer ; ils vivent dans une atmosphère de méfiance où la lettre anonyme sévit. Ils s’observent entre eux, et souvent dans chacun d’eux le militaire soupçonneux voit un traître ou un espion : « Les Boches se gardent bien de bombarder par ici ; ce n’est pas naturel… » Et les imaginations galopent. Elles transforment des incidens futiles en preuves de connivences criminelles. Les éclipses fortuites d’une bougie derrière une fenêtre, la fusée ou le pétard lancés le soir par des enfans qui s’amusent, la flânerie sur la route ou dans les champs de trois personnes qui s’éloignent et se rapprochent au fil de la conversation comme les traits et les points de l’alphabet Morse, les ombrelles que les femmes balancent en se promenant, le linge mouillé qui sèche au soleil, les ailes des Eurekas ouvertes ou fermées, sont des signaux qui transmettent aux guetteurs ennemis les relèves imminentes, les projets éventés, les variations d’effectifs, les emplacemens de canons.

Certes, nos adversaires sont rusés et dépourvus de toute espèce de scrupule ; ils sont capables de toutes les astuces ; ils ont sûrement mis à profit leur voyage d’aller et retour entre la Belgique et la Marne pour organiser ou compléter sur place leur service de renseignemens. Mais je ne pense pas qu’il en reste quoi que ce soit aujourd’hui. Les coïncidences regrettables dont nous sommes parfois victimes ont surtout pour cause, quand elles sont localisées, les bavardages imprudens de téléphonistes qui ne se méfieront jamais assez des appareils à induction. Quand elles se manifestent à propos d’événemens importans, ce n’est pas les téléphones des tranchées, ni les habitans de la zone des cantonnemens qu’il faut incriminer.

Sans doute les secrets militaires seraient mieux gardés dans une région déserte. Sans doute l’évacuation tardive des villes et des villages où pendant longtemps ont pu résider « les civils » devient un indice certain de projets que l’ennemi devrait ignorer