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reviendront dans leur petite patrie, ils trouveront dans les endroits les plus invraisemblables les épaves de leur mobilier. Au fond des postes téléphoniques, dans les abris de commandement et les galeries-cavernes, s’entassent les glaces, les objets de cuisine et de literie, les portraits de famille, les fauteuils Louis-Philippe et les commodes Dufayel. La théorie : « Nul bien sans maître, » appliquée avec soin, donne aux combattans, pendant les jours souterrains de leur incertaine existence, l’illusion du chez soi, tout en limitant les pertes des légitimes possesseurs. La destruction complète ne confère pas, en effet, aux ruines la paix de la mort. L’adversaire suppose toujours que les caves sont intactes et transformées en cantonnemens de repos ; il croit que les pans de murs abritent les cuisiniers ; il voit des observatoires dans les cheminées qui jaillissent comme des colonnes au-dessus des gravats ; il flaire, dans ces pignons décapités, dans ces vestiges de façades, dans ces monticules de pierres, de briques et de pisé, un écran pour les artilleurs, un point d’appui formidable pour les fantassins. Fusans et percutans s’abattent sur les ruines que fréquentent cependant les corvées régulières et les braves troupiers, en quête d’une bonne aubaine qui leur assurera un minimum de confort : le génie envoie si peu de matériaux !

La déchéance des jardins, des parcs, des bois, qui les embellissaient naguère, fait paraître plus farouche encore l’aspect de ces lieux dévastés. Les arbres dressent en moignons informes leurs troncs calcinés ; les feuilles ne verdiront plus sur les branches déchiquetées. Plus destructeurs que les cyclones, les obus ont coupé comme des allumettes les bouleaux centenaires, les peupliers gigantesques, les frênes robustes, les chênes majestueux. Mais, entre ces colosses décapités, les baliveaux grandissent, préservés par leur faiblesse ; ils sont les gages d’une richesse et d’une beauté que le temps reconstituera.

Le temps ! Sous l’action lente, mais incessante des jours qui passent, les campagnes incultes ressemblent aux pampas des continens inexplorés. Les champs et les prés se confondent sous la neige de l’hiver, sous la végétation folle des belles saisons ; l’herbe désagrège le macadam des routes, efface les chemins de culture et les sentiers ; les fossés, les rigoles se comblent, et les eaux de pluie s’étendent en marécages que les