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quand passe la corvée de soupe et de café ; c’est une salve de gros obus qui détruit sans motif apparent quelque abri supposé à l’épreuve, quelque observatoire que l’on espérait avoir bien camouflé. Le tumulte est partout, la sécurité nulle part.

La nuit elle-même ne donne pas la protection qu’elle prodigue aux amoureux, et aux malandrins. D’une extrémité à l’autre du front, un feu d’artifice incessant de fusées éclairantes zèbre l’air. Des lueurs intenses, précédées de sifflemens rageurs, révèlent soudain aux regards vigilans des sentinelles et des gradés de quart les groupes affairés qui renforcent des réseaux, maquillent des terrassemens. Ils s’aplatissent sur le sol avec lequel ils croient se confondre. Trop tard. Les shrapnells pleuvent, les mitrailleuses claquent : il y a de l’ouvrage pour les brancardiers.

Pressés par l’aiguillon du danger, les plus paresseux travaillent avec autant d’ardeur que les plus zélés. Si les matériaux abondent, si les chefs ont la méthode et la persévérance, l’adaptation au milieu est promptement réalisée. Sauf en temps de crise, obus et torpilles, balles et grenades peuvent déchirer l’espace et labourer la position : les projectiles chercheront en vain les guetteurs dans leurs abris blindés, les gradés et les soldats dans les postes et les abris-cavernes. Des régimens entiers, pendant plusieurs jours de suite, n’éprouvent pas une seule perte. La formule d’autrefois est désuète : il faut en acier non plus le poids de l’homme, mais un wagon pour le tuer. Toutefois, des faits en apparence bizarres prouvent sans cesse que le coefficient personnel de « guigne » ou de chance n’a pas encore perdu sa valeur ; et plaise au Ciel que sa miséricorde s’étende sur les cortèges qui évoluent trois fois par jour entre les cuisines et les tranchées !

Pauvres gens de corvées de café ou de soupe, quel puissant prosateur, quel poète épique célébrera congrûment leur abnégation touchante et leur héroïsme inconscient ? Pour accomplir leur sacrifice quotidien, ils n’ont pas comme les camarades aviateurs les vêtemens confortables, la vaste scène du plein ciel, la griserie de la vitesse à travers l’espace, le stimulant de la chasse au vol ; des milliers de regards ne suivent pas leurs gestes, et leurs dangers n’oppressent pas des milliers de poitrines ; ils ignorent, au retour, la douce récompense que