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que Votre Altesse ne le croit. Qu’Elle s’apprête. Les royaumes et les seigneuries ont une fin. Ce sera une nouveauté pour Votre Altesse et une surprise que d’en être dépossédée à l’heure de la mort et d’entrer dans d’autres seigneuries et royaumes où ce Lui sera encore une nouveauté de recevoir des ordres : et fasse Dieu que ce ne soit pas hors du paradis ! » La traduction ne rend pas les négligences abruptes du texte portugais. Qu’il écrive au Roi ou à Mansilhas, François ne se préoccupe que de sa pensée, et il répète les mêmes expressions sans plus se fatiguer de sa monotonie qu’un sonneur de glas.

Et pendant ce temps-là, que devenaient Yagirô et ses deux domestiques ? Ils étaient logés, hébergés, traités comme des princes cinghalais au collège de Sainte-Foi, et même mieux que des princes. Yagirô était admis à la table des Pères. On l’avait baptisé en grande cérémonie. Fifres, trompettes, timbales, sonnerie des cloches, rien n’avait manqué. Un Père tenait le bassin, un autre les saintes huiles, un autre le cierge. On avait processionné dans le cloître. Et l’évêque avait jubilé. Quel prestige donne la singularité et à quel titre de noblesse équivaut l’avantage d’être seul de son espèce ! Un petit mercier du faubourg Saint-Denis tue son voisin, se sauve, s’embarque sur un navire étranger, et, quand il débarque dans un royaume d’Orient, se voit promu à la dignité de prince ou d’ambassadeur. On l’entoure, on le fête, on le choie, on l’encense. Mais non : les Orientaux sont d’ordinaire un peu plus réservés que nous. Les Brahmes de l’Inde ou les bonzes du Japon n’auraient pas battu tous leurs gongs en l’honneur du petit mercier. Disons-le à l’avantage de Yagirô : il résista à ces vapeurs de gloire. Il édifiait toute la maison. En six mois, il avait appris à lire et à écrire le portugais. Il savait par cœur l’évangile de saint Mathieu et le commentaire que lui en avait composé Cosme de Torrès. C’était près de lui que, pendant ses séjours à Goa, François oubliait ses déboires et reprenait confiance. Il l’interrogeait, il recueillait avidement ses réponses. Était-ce possible ? Qui l’aurait cru ? Le Japon connaissait l’Enfer, le Purgatoire, le Paradis, les anges, les saints, les pèlerinages, la confession, les jeûnes, les cas de conscience, les sermons où l’on pleure ! L’idée seule de ce Japon lui rend toute sa jeunesse. Son âme s’élance sur la route houleuse avec la même allégresse que, sept ans plus tôt, sur le chemin des Indes. Quelle