Page:Revue des Deux Mondes - 1916 - tome 34.djvu/260

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

où ils écraseraient sous le talon germanique la bulle de savon française. Ils firent défiler au pas de parade toutes leurs vertus. Ils opposèrent à leur bon sens persévérant la fièvre de nos caprices, à leur méthode laborieuse nos ardeurs inopérantes, à leur force en progrès notre faiblesse croissante, à leur avance continue notre universel recul, à la surabondance de leur population la stérilité de nos familles, à leur moralité nos corruptions, à leur foi notre impiété. Le jour où ils commencèrent la lutte qu’ils avaient prédite, l’intelligence espagnole enseignée par eux vit d’une part un Empire où la guerre répondait à une attente, où le pouvoir concentré en une seule main possédait l’unité du commandement, où la parfaite vigilance apportée à chaque service assurait l’ordre dans les moindres détails, où de tous les intérêts le premier était, en tout temps, la perfection de l’armée ; de l’autre, une République, c’est-à-dire un gouvernement d’opinion où, au nom de l’opinion, la mobilité des partis se succédait et se contredisait au pouvoir, où ces luttes ne laissaient pas le loisir de songer suffisamment au péril du dehors, où la guerre surprendrait un pays désarmé. Même entre des adversaires égaux, si l’Espagne avait dû choisir, ses vœux n’auraient pas été pour le peuple dont elle redoutait les ambitions, les doctrines, et dont la victoire rendrait les ambitions plus efficaces et les doctrines plus contagieuses ; ses préférences auraient été pour le peuple dont le triomphe ne menaçait ni l’avenir de l’Espagne, ni l’ordre traditionnel des sociétés. Mais l’Espagne jugeait superflu de solliciter par des souhaits un destin fixé d’avance : l’avenir appartenait à l’Allemagne, aussi inépuisable qu’une force de la nature. Au début de la guerre aucune tentative de persuasion n’eût prévalu sur cette certitude faite tout ensemble de suggestions habiles, de répugnances légitimes, de faits vrais et d’apparences trompeuses.

Si le bloc infrangible de cette foi espagnole se désagrégea peu à peu, c’est qu’il fut usé par la guerre même. La longueur de la lutte et ses chances partagées opposèrent le démenti des faits à cette prétendue fatalité de la victoire en faveur d’un peuple irrésistible, à cet anéantissement inévitable et providentiel d’un peuple condamné. Que l’agresseur si prêt n’eût pas eu plus raison de son adversaire surpris révélait, dans l’un, de secrètes faiblesses, et, dans l’autre, des énergies latentes. Le prestige même de l’Allemagne ajoutait de l’éclat à la résistance française : la fortune des