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l’avoir jamais possédée pour être frustrée par tout renoncement.

Toutes ces mésintelligences avaient eu un témoin, le plus habile à les exploiter à son profit. L’Allemagne, la dernière-née des grandes Puissances et déjà par le renom la première, n’avait pas eu le temps de donner des griefs à l’Espagne, quand elle y installa en colonie une part de sa surabondante population. Elle, chez ce peuple ami de la gravité, sut prendre tout au sérieux. Par la variété de leurs marchandises, la persévérance de leurs offres, les commis voyageurs, ces uhlans de la paix, pénétrèrent dans les moindres commerces, et les premiers s’y firent vite à notre détriment des clientèles. Puis d’autres, industriels, ingénieurs agronomes et financiers, inspectèrent le sol et le sous-sol, évaluant les richesses à exploiter. Les savans vinrent enfin soumettre à leur observation la littérature et l’art espagnols. Tous poursuivaient des travaux depuis longtemps entrepris par nous. Eux avaient d’autres mérites, une patience plus obstinée, une attention plus minutieuse, des méthodes plus régulières, des prudences plus prévoyantes. Mais ce qu’ils avaient surtout de supérieur en ces mérites était l’art de les faire valoir. Entre eux et nous il y avait la différence signalée par La Bruyère entre l’homme docte et le docteur : à eux « la ceinture large et placée haut sur l’estomac. » Par les solennités de l’arrogance ils l’emportèrent sur nous aux yeux de la foule à qui la modestie n’impose pas. Grâce à elles, leurs érudits opposèrent à nos synthèses pénétrantes et à notre ingéniosité créatrice l’avantage de mépriser l’originalité et de proscrire les divinations, et satisfirent à bon compte l’Espagne, par les inventaires épais et la comptabilité fragmentaire de ses trésors. Non seulement seuls ils la comprenaient, seuls ils l’aimaient : ils accusaient les injustices de son histoire, ils la plaignaient que sur son propre sol, à Gibraltar, elle dût subir l’Angleterre, et la France sur la terre presque aussi espagnole du Maroc. Eux n’étaient pas de ceux qui prennent, mais de ceux qui délivrent, et quand Guillaume II, à Tanger, parut étendre sur l’Espagne, contre les avidités de la France, un bras protecteur, l’Espagne admira ce geste impérial qui symbolisait le désintéressement de l’Allemagne et se prit de gratitude pour les Allemands. Ils employèrent leur prestige contre les restes du nôtre, ils cherchèrent partout les confidens et les complices de leur malveillance, ils annoncèrent qu’une dernière rencontre était prochaine