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NOTES D’UNE INFIRMIÈRE À MOUDROS

grands éclairs giclent de la falaise, et au tour du dreadnought de voir tout à côte de lui deux grandes gerbes d’eau s’élever. Elles dominent l’énorme cuirassé. Nous autres, nous regardions toujours, et je vous assure que nous aurions bien voulu être à leur place. Hellès répond, ne veut pas se taire ; on redouble, on va plus vite ; les effroyables hurlemens des quinze pouces se hâtent. C’est un impossible vacarme, pendant qu’à terre, les obus encerclent davantage le terre-plein de la batterie.

Est-ce que vous voyez cela d’ici ?

Les pièces turques ont été repérées ; alors, coup sur coup, vous voyez trois montagnes de terre qui s’élèvent. Tout le monde applaudit, les bateaux anglais poussent des hourrahs, chacun délire de joie. Et cela se comprend : nous étions tout prêts à nous sacrifier tous pour assurer la victoire… Bientôt, on voit monter les étamines au maroquin[1] du croiseur de bataille inflexible, ce héros des Falkland qui bat pavillon du vice-amiral Garden ; la Vengeance et le Cornwallis s’élancent à l’assaut des forts… C’était magnifique… Nous ne tenions plus en place… Ils emportaient avec nous toute notre âme. Nous n’étions plus sur le Suffren, mais sur les bateaux anglais…

Heureusement pour nous que notre tour allait venir. Le branle-bas de combat a sonné : chacun court à son poste… Le lendemain, le lieutenant nous a raconté ça… Il était dans son kiosque de télémètre, il pouvait suivre le run des deux cuirassés anglais… Ils vont vite en besogne. Ils tirent des deux bords ; on appelle ça : en feu accéléré… Le vacarme est encore plus terrible… La lyddite se disperse en nuage jaune tout autour d’eux, mais on ne distingue aucun point de chute dans leur entourage… On croyait que les Turcs en avaient assez et qu’il ne resterait plus rien pour nous. Lorsqu’on voit arriver sur notre gauche la Vengeance… On avait peur, nous autres, de rester les bras croisés. Mais l’ordre vient de mettre en marche : 12 nœuds… À notre tour enfin de participer à la bataille. On met le cap sur l’entrée des détroits… Dans le blockhaus, — vous connaissez cette sorte de tourelle d’où vient le commandement —, on demande :

— Distance d’Orhanié ?

  1. Cordage qui relie les deux mâts du croiseur.