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mâchoire et tous les muscles en sursautent pendant quelques minutes. On a vu des hommes, arrivant au front pour la première fois, pris de panique à chacun de ces éclatemens formidables ; bientôt pourtant ils dominent leurs impressions. Au milieu de ce tonnerre et parmi les cadavres et les mourans, ils sont mieux qu’impassibles, ils sont gais. C’est la plaisanterie aux lèvres, qu’ils se lancent dans l’ouragan de fer et de bruit ; ils rient à la mort ; leur élan, comme leur esprit de sacrifice, comme leur maîtrise d’eux-mêmes viennent des sources les plus hautes, d’un idéal très épuré, d’un profond sentiment du droit, d’une représentation précise et complexe des problèmes internationaux. C’est leur conscience de citoyens qui fait leur héroïsme.

Elle donne à cette guerre un caractère particulier de désintéressement individuel. Dans des temps anciens, les armées ont été composées le plus souvent d’esclaves enrôlés de force, qui n’avançaient que par obéissance. Notre histoire a connu les bandes mercenaires, puis le soldat de métier, récompensés par le carnage et le pillage, ou par l’avancement et la paye. Enfin, vint l’ère de la nation armée. Mais là encore, combien d’actions d’éclat inspirées par un désir de gloire ! Au cours des dernières guerres européennes ou coloniales, on ne manquait pas de publier avec mille détails circonstanciés les noms des généraux vainqueurs, ceux des officiers, des corps de troupe qui s’étaient distingués. La lutte actuelle fut d’abord presque entièrement anonyme : personne ne songeait à s’en plaindre. Nous devons ignorer sur quel front sont nos parens mobilisés, et quels chefs les commandent. Les hauts faits portés à l’ordre du jour n’ont été qu’une faible part de ceux qu’on y pourrait inscrire, et ils précisent le moins possible. Plus d’un parmi nos héros, décrivant ce qu’il a vu d’admirable autour de lui, afin qu’on le sache en France, ne veut ni désigner les acteurs, ni se nommer lui-même. Les intérêts pour lesquels on meurt sont trop supérieurs aux petites ambitions personnelles pour qu’on n’ajoute pas ce sacrifice aux autres. Si grand qu’il se sente, l’individu disparait dans la Patrie.

Les combats n’ont plus la forme des journées retentissantes d’autrefois, qui prêtaient au décor de la gloire. Un chef, tout empanaché, entouré de son brillant état-major, arrivait à cheval, le matin, sur le champ de bataille, et, dès avant le soir, la face