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pleurer doucement. Elle parle un peu le français et je lui demande si nous allons être fusillés ; pour toute réponse, elle pleure plus fort. J’ai compris et la supplie alors, comme faveur dernière, de me procurer du papier pour écrire à mes parens. Elle y consent, sort une minute, revient avec une feuille et une enveloppe qu’elle me promet de faire parvenir à leur adresse. En hâte, au crayon, m’appuyant sur le mur, je trace alors aux miens quelques lignes d’adieu suprême. Autour de moi, mes pauvres camarades sanglotent la tête dans les mains.

Je n’ai pas terminé que la porte s’ouvre. On nous pousse dehors. Un peloton de douze hommes en armes est là, commandé par un feldwebel. Non loin, des officiers causent entre eux ; ils sont très graves et très élégans dans le long manteau bleu-ciel qui les enveloppe. L’un d’eux lance un ordre. J’entends : « Ces trois-là. » On me fait sortir des rangs avec deux autres. Pas de doute, ils ont choisi des otages et nous devons servir d’exemple. Ainsi donc, j’aurai été malchanceux jusqu’au bout, désigné pour rester avant hier, aujourd’hui…

On nous crie : Hinauf, Hinauf ! on nous fait signe d’aller endosser nos capotes. Pourquoi ? Trouvent-ils donc incorrect de nous assassiner en veste ?

Nous montons ; un horrible désespoir m’envahit. Jamais la vie ne m’a paru plus belle, plus précieuse, par ce radieux soleil, dans la splendeur du jour. Je la chéris d’une tendresse passionnée, frénétique, inassouvie. Ainsi qu’on le raconte de ceux qui se noient, les souvenirs se lèvent en moi comme des spectres. Dans un éclair, je revois mon enfance, le foyer familial, la calme cité picarde où j’ai vécu mes premiers ans. Les souffrances mêmes que j’ai traversées, les déceptions que j’ai subies, combien je les aime et les regrette à présent. L’épouvante de la mort me saisit ; tout mon être jeune, robuste, vivace se révolte à la pensée de s’anéantir. Une honteuse envie me prend de me jeter aux pieds des bourreaux, de les supplier, d’implorer ma grâce. Un sursaut d’orgueil m’arrête et me redresse. Non, ne leur donnons pas cette joie. Sachons mourir en Français. Allons !

En bas, le peloton attend toujours. Il nous encadre, nous franchissons la grille. C’est donc qu’on va nous fusiller dehors pour ne pas troubler le repos de ceux qui souffrent ici.