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d’Ignace, et entre François et lui, un de ces petits drames silencieux où l’homme achève de mourir aux affections du monde. La Compagnie comptait à peine vingt membres qui tous ou presque tous avaient leur tâche. Ignace n’en pouvait mettre que deux à la disposition du roi de Portugal, dont l’un, Rodriguez, était tout désigné par sa qualité de Portugais. Qui serait l’autre ? Il n’ignorait pas le grand désir de François. On savait que son âme courait aux royaumes des Idolâtres. Mais Ignace l’aimait et ne se résignait pas à une séparation qui, sans aucun doute, serait définitive. Pour François, dès que la question du départ fut posée, l’obéissance et le respect filial lui fermèrent la bouche. Le fils spirituel ressemblait aux fils charnels qui acceptent plus volontiers que leurs pères les longs voyages d’où ils risquent de ne point revenir. Mais Ignace n’était point homme à donner le pas à ses préférences sur les intérêts de la Compagnie. Seulement, même quand on est Loyola, on peut s’abuser et les confondre. La santé de François paraissait incertaine : il n’était pas sage d’aventurer sous des climats meurtriers un apôtre valétudinaire. D’autre part, ces peuples, dont on ne se formait qu’une idée confuse et médiocre, avaient-ils besoin qu’on leur envoyât un esprit aussi fin ? Ce n’était point qu’Ignace les méprisât : un chrétien ne méprise jamais des âmes, et il avait rêvé de baptiser avec son sang les Infidèles de la Palestine. Mais il ne s’agissait plus de son sang ; il s’agissait de celui de François. Il était très sincère. Dans la discussion des articles de la Société, il avait été d’avis qu’on ne refusât point d’admettre à l’œuvre des conversions d’Infidèles de pauvres théologiens qui seraient de braves gens et qui en sauraient toujours assez pour enseigner leurs prières aux Indiens et aux nègres. Grave erreur que François lui-même partageait. A dire vrai, parmi ses compagnons, il n’y avait aucun pauvre théologien ; mais le vigoureux Bobadilla était d’une intelligence moins affinée. Son caractère absolu avait fait naître quelques difficultés au cours des délibérations de la Compagnie, où d’abord les résolutions devaient être prises à l’unanimité et où l’on fut obligé de décider que l’avis d’un seul opposant ne saurait prévaloir contre l’avis de tous. Peut-être n’était-on pas fâché de le voir s’éloigner ; et l’on pensait que cet homme énergique aurait plus d’empire sur l’esprit des païens. Bref, Ignace choisit Bobadilla. C’était la ruine des espérances