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pour se contenter même de beaucoup, retournent entre leurs doigts le spectre desséché de leurs petits succès d’hier.

Oui, que sert à l’homme ?… Mais ce n’est pas tout que de nous convaincre de la vanité des joies et des honneurs. On n’a pas déraciné l’ambition d’un cœur pour en avoir déprécié l’objet : il faut le remplacer par un autre. À ces dignités mondaines, dont le mirage commençait à se ternir dans les yeux de François, Loyola substituait la haine magnifique des richesses, les opprobres, les chemins et les rues où l’on va à la quête des âmes, sans titre, sans parchemins, sans bonnet de docteur, la croix à la main. Le maître ès-arts se cabrait. A quoi bon tant d’études si l’on devait mener la vie d’un moine mendiant ? Mais il était nécessaire de prouver aux hérétiques qui se targuaient de leur science qu’on en savait autant qu’eux. Le jeune homme éprouvait quelque douceur d’orgueil à se dire qu’il était le sujet d’une si douce et si pressante insistance. Maître François, vous n’êtes pas assez ambitieux ; vous n’aimez pas assez la gloire, la seule, celle qui nous vient du sentiment de nos misères. Contemplez-les. Secouez-en tous les haillons, comme si vous y cherchiez une pièce d’or. L’ami qui lui parlait s’attendrissait et pleurait sur son âme. Repoussait-il cette pitié ? C’était un visionnaire qui, à coups redoublés, éperonnait son imagination. Ce mendiant était plus grand seigneur que lui, plus grand docteur que lui ; et ce pèlerin revenait de plus loin que Jérusalem. Les tableaux qu’il faisait passer sous ses yeux avaient tour à tour l’attrait romanesque des combats contre les Maures, le réalisme des peintures espagnoles qui marbrent les cadavres, la splendeur des choses qu’on ne voit qu’en extase. Dans un Dialogue du Père Auger, un des premiers apôtres de la Société, où les interlocuteurs se rappellent la conversion de François, Polanco compare Ignace au grand Alexandre, piqueur excellent à dompter son farouche Bucéphale. A défaut d’originalité, cette comparaison a le mérite de ne pas affadir la figure du futur Apôtre des Indes.

En 1533, une absence de Pierre Le Fèvre rapprocha encore les deux hommes ; et ce fut alors que s’opéra la pleine conversion de François, dont l’éclat fut assez vif. Or, cette même année, sa sœur Madalena, l’abbesse de Gandie, qui, s’ils avaient vécu l’un près de l’autre, eût été pour lui ce que Jacqueline Pascal fut pour son frère, mourait presque en odeur de