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européenne en était venue à se demander si ce n’était pas là le salut. Assez fins pour comprendre ce que l’acceptation de l’hégémonie allemande eût comporté de sacrifices, ces cosmopolites ne faisaient que se résigner à subir la grandeur germanique, mais ils s’y résignaient. Leur admiration pour la culture allemande, pour la force allemande, pouvait se concilier d’ailleurs dans leur esprit avec les sympathies qu’ils gardaient à la France. Dans l’Europe de demain, ils assignaient à ce pays le rôle d’un vaste casino où tous les heureux du monde fussent venus jouir de la douceur du ciel et du charme incomparable d’une vieille civilisation désabusée et décadente, mais où l’administrateur et l’industriel allemand eussent mis de l’ordre, leur ordre à eux. Les Autrichiens, notamment, — et nulle société en Europe n’avait l’esprit plus cosmopolite que la société viennoise, — s’étonnaient de ce que la France n’acceptât pas de bonne grâce cette situation. Ne s’y étaient-ils pas résignés eux-mêmes ?

« Que voulez-vous ? disaient-ils. Nous sommes un peuple léger, insouciant, voluptueux, nous avons besoin d’un tuteur : nous acceptons la tutelle allemande. Pourquoi n’y consentiriez- » vous pas aussi ? Une nation intelligente doit oublier ses rancunes, ses blessures d’amour-propre. L’Allemagne organisera le monde moderne, comme Rome a organisé le monde antique. Elle admettrait très bien que Paris reprit le rôle d’Athènes. Les pangermanistes les plus déterminés consentent aux Français une certaine supériorité dans ce qu’ils appellent la culture des sens : l’art, la mode, l’organisation du plaisir. Que la France se résigne : on lui laissera cultiver son jardin, et corriger, par sa douceur et son raffinement, ce que la civilisation germanique comporte encore de rudesse barbare. » Je n’ai pas besoin d’insister sur ce qu’il y avait d’injurieux dans ces conseils de renoncement. Pour un peuple fier, imaginatif et sensible comme le peuple français, renoncer à son rang, consentir à vivre dans la dépendance d’un autre peuple, c’est accepter sa déchéance et préparer sa désagrégation. L’instinct national, sur ce point, ne s’est jamais trompé. Mais cette attitude d’acceptation, considérée même en dehors du point de vue français, manquait essentiellement de clairvoyance. Ces comparaisons du monde antique et du monde moderne sont toutes relatives. L’Allemagne n’est pas Rome, et sa situation à l’égard du reste de l’Europe n’a rien de comparable à celle