Page:Revue des Deux Mondes - 1916 - tome 31.djvu/790

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mort des aristocraties, la décrépitude charmante ou lamentable des anciennes familles et des anciennes mœurs, tandis que d’autres dénonçaient le mensonge de la démocratie ou le leurre des grandes espérances socialistes. Quant à la philosophie dominante, lorsqu’elle échappait au pessimisme germanique, c’était pour tomber dans un positivisme glacé ou dans un déterminisme démoralisant. Toute l’intelligence française semblait être obsédée de l’idée de la décadence. Décadence française ? Non pas : décadence universelle. Elle paraissait croire que le vieux monde allait s’écrouler, elle voyait très nettement ce qui disparaissait, elle ne voyait pas ce qui s’organisait. En vérité, rien ne montre mieux que les années que nous venons de vivre quelles sont les conséquences morales d’une défaite.

Or, c’est au travers de ce pessimisme que l’Europe admirait encore la France d’hier. Car toute la haute société de la fin du XIXe siècle et du commencement du XXe siècle semble se griser, elle aussi, de la volupté du déclin. Les progrès du socialisme et de la propagande anarchiste l’inquiètent tour à tour et la séduisent. A côté du réactionnaire désolé qui, par principe, n’attend rien de bon du lendemain, on y voit briller et s’agiter le type éternel du démagogue opulent qui se hâte de jouir de ce qu’il contribue à ruiner.

Nous sommes encore trop près de cette société pour la juger, et même pour la décrire : nous y avons trop longtemps vécu ; nous en avons partagé les inquiétudes et les goûts, mais nous n’en sentons pas moins la cassure que la guerre a mise entre ce monde si proche et déjà désuet et celui qui naîtra de la guerre.

Après le sursaut d’énergie qui a secoué tous les peuples menacés dans leur paisible demi-bonheur ou même dans leur existence, ils considéreront avec étonnement, pour peu qu’ils aient le courage de jeter un regard en arrière, ce moment qu’ils ont traversé et où ils trouvaient une douceur maladive à attendre une catastrophe qu’ils savaient certaine, mais qu’ils espéraient confusément pouvoir toujours remettre au lendemain. Ces phénomènes morbides, évidemment, étaient plus européens que français : on les constatait en Allemagne-Peut-être même, à tout prendre, est-ce en France qu’ils rencontraient la résistance des forces morales les plus profondes.